Sur un muret - Crépuscule d'un cycle - Jean-Marie Loison-Mochon

Sur un muret

De ces bois d’août, je sors. Je m’use en foulées, en heures. Au barrage plus haut j’ai repris par la route. Je la longe, en parcours le bitume vieilli. Sa descente libère mon énergie, les gravillons rythment mon avancée, car je me lasserais de courir là-dessus, comme de décrire un cadre.

La descente est douce et me fait serpenter le long de ravines peu verticales. Je me contredis en continuant mais je n’ai pas le choix : la route s’ouvre ou s’ombrage, je dois aller vers elle. Pourquoi est-ce que je te raconte ça ? Pour ce qui va suivre. Les forêts de par ici, je sais que tu en connais des morceaux par ci, des tronçons ailleurs. J’aimerais beaucoup me replacer dans tes prismes, dans ta perception des choses de notre monde, à toi et moi. Mais ce que tu lis d’encre signifie que c’est plutôt toi qui t’empares de ma pensée, de mon corps. Du moins, à défaut de la saisir toute entière, tu la parcours comme moi la route avec mes contre-pieds à la pente.

Comme d’habitude, je redécouvre. Un virage de plus, un endroit que je connais mais que ma mémoire avait omis de ranger là, pour me compléter une carte plus fidèle. Pour ça, je sais du moins que tes pensées prennent la même voie. Tu as, comme moi, des centaines d’endroits à l’esprit mais si je te demandais de me projeter immédiatement le chemin en allant de tel point à tel autre, tu serais incapable d’agglomérer tous ces lieux que tu connais, y compris au cœur même d’une ville. Oui, je le sais. Au fond, avec une particularité pareille, il n’est pas étonnant que tu aies tantôt le goût, tantôt la peur, de te perdre. Ni même que ta détermination au monde soit floue, un peu jeune ou évanescente.

Eh bien moi : pareil. Je vais dans la descente et la scène vient peu après, après quelques virages très ouverts dans la forêt, plutôt même des oscillations de la voie bitumée que des virages, en fait. Je te lasse à sinuer ?

Alors la scène ici la voilà. Je sais que comme moi, tu détestes avoir à croiser ne serait-ce qu’une personne quand tu es dans cet état. Égoïsme ou volonté d’exclusivité de l’espace, je ne sais pas mais je l’ai aussi, et je l’ai d’autant plus, soudainement.

Sur le bitume aux abords d’une courbe à muret, une femme marche au milieu de la route. La route ne me fait nécessairement qu’avancer vers elle, presser ma solitude froissée. La femme se précise, marche à très faible vitesse. Sans peine et comme volontairement. Elle est habillée dans des tons très clairs. C’était tout à l’heure et j’ai déjà oublié le détail de ses vêtements… Mais des tons clairs, voire blancs, une robe. Elle continue de marcher vers moi, on est en août, elle est si pâle. Je te vois venir à me parler de fantôme mais non, elle est bien là sur mon chemin, la soixantaine livide, des cheveux secs comme ses traits longs, qui s’étirent vers le bas. Elle a l’air ailleurs, et plus bas que sa robe mon coup d’œil m’en donne un genre de confirmation : au milieu de la route forestière, à plusieurs centaines de mètres de premières ruines, un kilomètre d’une maison, elle marche là, pieds nus.

Je dois t’avouer que si à l’instant je m’agaçais de trouver quelqu’un au milieu de nulle part, là, je me tends un peu. Je n’ai jamais vu cette femme, mais il y en a beaucoup que je n’ai jamais vues, c’est vrai.

A mesure que j’approche, elle dévie vers le muret. Quand je passe vers elle, je ne sais pas si elle voit que je vais pour -me forcer à- parler et dire bonjour : elle lève la main d’une lente progression, sans prononcer un mot. Son visage semble traduire un salut sans sourire, comme cette main, ou tout aussi bien « ne te donne pas la peine de parler, passe. Je t’autorise à passer ». Décontenancé je passe en refermant la bouche. Je dégage malhabilement une main pour répondre à son salut et m’engage dans la courbe après. Deux cent mètres plus loin sur ma route, je jette un œil par-dessus le pré qui m’en sépare. Elle s’est assise sur le muret, elle regarde vers là d’où je suis venu. Je ne crois pas qu’elle attende qui que ce soit, elle est là, simplement, à l’entrée de cette forêt.

La scène de cette femme apparaissant, je te la raconte car elle m’a troublé, mais elle me revient spontanément dans ces mots parce que des heures plus tard, je suis repassé en voiture : la femme n’est plus là, le virage enroulant le pré n’a pas bougé. Mais à l’exact même place où j’ai laissé cette étrange apparition, là où elle était assise sur le muret, au moment où je passe, un chat s’y trouve à demi-couché. La juxtaposition des deux passages me fait t’écrire, et jusqu’au fait qu’au moment même de passer le long de lui, le chat ne m’a pas adressé un regard.

Il n’y a peut-être rien d’inexplicable ou à expliquer. Mais toi, qui t’es emparé de mon corps et parcours mes pensées comme moi les chemins plus tôt, peut-être sais-tu de ces choses-là, d’où que tu sois venu.

 

Jean-Marie Loison-Mochon

Crépuscule d’un cycle

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