Sembrado
(Sembrado: semis, semé)
Sembrado. Tu m’écris ce mot depuis ta Buenos Aires. Celle qui un temps, très éphémère, fût notre capitale. Sembrado. J’aimerais te l’entendre prononcer.
Tu me dis : ça me fait plaisir de savoir que j’ai laissé un semis en toi.
Tu ajoutes : il y a quelques jours je parlais avec des amis de quand nous nous sommes rencontrés, et de notre voyage au Sud. Je crois que je t’ai attiré par la pensée, parce je ne m’attendais pas à ton message ces jours-ci.
Tu dis encore : il y a quelques jours j’étais à General Villegas, le village de mon enfance, rendre visite à mes amis, mes parents. Ça a été si plaisant. Ces derniers temps, je pense à peut-être aller vivre un temps par là-bas. J’y pense sérieusement.
Pour ce qui est des semis, oui, il est certain qu’avec le rameau tatoué à ta main, il y a à creuser, une terre creusée il y a quelques années, où nous avons enfoui et fait germer. Cependant, pour ce qui est d’avoir attiré ma présence, permets-moi de te dire qu’en ces trois premiers jours de juillet, ce sont plutôt mes heures, de ce que côté de l’Atlantique, qui t’ont invoquée. Comme les semis d’un esprit, oui peut-être, un dé que j’aurais lancé aux exacts bons jours du calendrier. Un rameau ne peut-il cacher quelques graines ?
Ton 2 de juillet a eu cet écho il y a quelques semaines, d’une femme née le 1er du mois au tatouage jumeau. Et puis ce 3 juillet, au fond, que pouvait-il arriver d’autre ? Embarqué pour une île au bout du monde, une île qui nous rapprochait infiniment… Oui je sais, tu dis : je crois que… distance de Ouessant à Buenos Aires, 10.631 kilomètres. Une île qui nous rapprochait infiniment. De sueño, que son 10.000 kilometros ? que je te réponds. Oui, en rêve, que sont 10.000 kilomètres, dis-moi ? Embarqué pour cette île un 3 juillet, une fille se devait d’apparaître, de détonner, de sortir de la foule des passagers et d’invoquer l’esprit du rameau. A sa cheville, un même tatouage. Mais je ne vais pas te bassiner avec ces échos, n’est-ce pas?
J’aime les dire et en sourire, je ne sais pas si tu aimerais les lire. Mais peu importe au fond. Je regarde ces feuillages, dont tu as semé la première branche avec ton encre à la main, et ton 2 juillet, sembrado c’est vrai, comme ces tours de magie que le sort nous fait. Comme un enfant à qui l’on tend un jeu de cartes retournées, tu sais ? On en fait dépasser une ou deux, un peu comme pour lui suggérer de les tirer. Je ne sais pas quel sens tirer de tout ça mais vos trois jours, vos trois peaux, m’ont dit comme de jouer à jongler. Alors je joue sérieusement, à songer à toi, à ta peau que j’ai caressée des nuits d’il y a longtemps, des nuits à l’envers du monde : dans cet autre hémisphère. Je l’ai caressée comme cette île que j’ai fréquentée ces derniers jours, qui me l’a rendu. La brutalité des caresses, la douceur des coups. Comme avec toi au fond. Mais je ne veux pas te parler d’autre chose ici que ce que les rameaux peuvent semer.
A Buenos Aires il y a longtemps on s’est semé aussi, dans l’architecture de jours trop déséquilibrés. Mon désir, ton semis d’encre à la main, mes cultures d’encre de la pointe de la mienne, ton désir aussi, mais qui était surpassé par ton autre désir encore, de devenir mère. Aujourd’hui tu m’écris de tes filleules que tu couves de ton temps, de mille affections d’ailleurs depuis leur naissance. Madrina[1]. En elles aussi tu m’écris, sans être consciente, vouloir semer : je m’efforce d’être une bonne marraine. C’est quelque chose de très présent. Je le ressens comme un rôle de grande profondeur, dans la mesure où les enfants nous prennent très au sérieux, comme une référence. La jeunesse de ces êtres me permet d’être plus présente encore, et je crois que c’est important dans ces premières années de l’enfance, afin de générer un lien qui ensuite pourra être fort durant le reste de la vie. Et tu me dis encore cette chose : sur le fait d’être mère… je me demande encore comment ce serait. Il y a une dimension de liberté propre dont je comprends qu’il est difficile de la conserver quand on a un enfant. Je ne sais pas. Toi, tu m’imagines être mère ?
Allons… Me demandes-tu vraiment de te répondre ces évidences ? Les parts d’entre nous se le sont dit, même brièvement jadis et oui, je pourrais te le dire encore. Que le rameau à ta main n’est peut-être qu’un écho lui aussi, sembrado, par ton désir le plus lointain, le plus profond.
Tu ne me réponds pas, quand je te demande ce qui t’appelle à quitter Buenos Aires et sa vie foisonnante pour General Villegas. Peut-être parce que tu ne le sais pas toi-même. Certaines intuitions sont orphelines d’un sens ouvert, d’une carte retournée, jusqu’à ce que dans la poussière des choses, on remue un peu de soi comme un dé lancé il y a bien longtemps, qui arrêterait soudain sa course. Ainsi le tien choisirait donc de revenir au lieu de ta naissance, de ta croissance ? General Villegas.
Quel drôle de nom pour une ville. Je ne te souhaite pas d’y être la citoyenne illustre[2], mais plutôt tout l’inverse. Tu es citoyenne de la mienne aujourd’hui, petite patrie d’encre qui ne va faire le temps que de quelques regards, ceux d’une lecture.
Petite partie d’encre à ta main, je revois le rameau, ton émotion à la pensée de ton père et toi enfant, tout au bord del lago Espejo Grande, du lac Grand miroir.
Nos vies ne sont-elles pas justement de grands miroirs, dans lesquels on ne sait que mal regarder ? On s’est mal amourachés toi et moi mais je l’ai dit, les semis sont la seule chose dont je veux parler. Pas de ce qui fût un jour, à tort ou à raison, arraché.
Cela dit, le dernier semis de toi m’est une petite claque, il m’apparaît à l’instant. De la pièce d’où je t’écris, où je laisse la poussière prendre. Je la remuerai un jour, comme maintenant à t’écrire, mais ici, par terre, j’ai laissé traîner des monticules de photographies. Il doit y en avoir des centaines, peut-être même un millier. La poussière dessus est un sceau, je ne peux pas tricher et t’inventer des semis pipés. Dans ce château de cartes et de souvenirs que je laisse là à souffrir de prendre la lumière, je tourne la tête. Moi, General Villegas, je n’y ai jamais été et je n’irai probablement jamais. Tu ne sais pas ce que cette phrase fait là ?
Moi, je ne sais pas ce que cette photo fait là. Elle dépasse d’à peine ça, comme une carte que l’on tend à un enfant. Mais tu sais. D’accord, d’accord, de ce semis-là, tu seras la marraine aussi. Quant à savoir qui aura attiré qui… Cette carte je ne la tire pas, je suis trop hébété du clin d’œil encore. J’aurais trop peur, en soulevant une once de poussière, de faire s’écrouler le château de cartes. En tout cas, cette carte, cette photographie, de quelques millimètres qui dépassent elle me dit aussi : General Villegas.
[1] Marraine.
[2] El ciudadano ilustre, film.
Jean-Marie Loison-Mochon
Crépuscule d’un cycle