Les paroles du lac – II
« Quand je lui demandais : qu’est-ce que vous faites ici ?
Il répondait : je prends mon élan »
« Parce que ma bouche se tait,
pensez-vous que mon cœur repose ? »
Aujourd’hui ce sera donc notre dernier jour ensemble. Eux, moi. Quand les ingénieux humains auront fait leur œuvre, qu’ils m’auront vidé de toutes mes eaux, j’espère que les autres sauront se souvenir de moi. Qu’ils auront une pensée pour moi au cœur de l’hiver, de ces moments partagés entre eux, avec moi sans le savoir, sur mes rivages.
Car au cœur de l’hiver, réduit à l’état de grande vasque naturelle, je ne suis pas certain de pouvoir me souvenir pour eux. Peut-être la pluie tombera-t-elle, peut-être le gel en fixera des flaques. Mais ma mémoire sera ailleurs, cette mémoire qui les connaît, les préserve dans un autre temps. Elle sera partie loin, et je ne sais même pas si elle me reviendra. Eux, reviendront-ils sur mes rivages ?
Aujourd’hui ils me célèbrent en plongeons, conversations, promenades, efforts au long de mes côtes. Mais personne n’est complètement dupe : ce jour va s’évaporer -je remercie cette humaine de m’avoir enseigné le mot- et bien des signes en témoignent.
Depuis quelques jours par exemple, il n’y a plus un moteur sur mes eaux. Même si je me dois d’accepter la vie qui vient à mes rives, je ne peux pas dire que ces vibrations-là, ces vies motorisées, soient la chose favorite de ce que j’ai gardé jusqu’à aujourd’hui en mémoire, ni qu’elle me manque. Mais je me dois d’accepter, alors… bien qu’accepter ne signifie pas me résigner. Je leur ai d’ailleurs fait savoir quelques fois, je leur fis passer un message. Embarcations heurtées, coulées, des blessés, la mort. Je les ai alertés que ma tolérance avait un plafond, une surface et qu’au-delà, ma colère en ces lieux pouvait leur être destinée. Car je suis ces lieux.
Mais rien n’y fit, rien n’y a fait, ces humains n’ont pas compris. Eux et d’autres sont revenus, comme des vagues de vie, faire des vagues de vide sur moi. Vides car sur un lac, elles n’ont pas de sens. A ce sujet, j’aurais pourtant entendu comme des reproches l’autre fois, dans la bouche d’une fillette.
« C’est nul, c’est pas comme la mer ! Y’a pas d’vagues. Les vagues c’est marrant au moins, tu peux glisser dessus, plonger dedans…
-Donc jouer ? en a déduit son père. Et ici tu va me dire que tu ne peux pas jouer ?
-Si, mais c’est pas pareil.
-Et pourquoi ça ?
-Je t’ai dit papa ! Tu m’écoutes pas. Tu fais comme avec maman, tu nous écoutes pas.
-Et qu’est-ce que je fais, là ?
-Tu parles.
-Je parle pour dire que je t’écoute.
-Donc tu m’écoutes pas. »
Un point pour la petite fille, comme ils disent, mais je ne lui en donne pas pour ce qui est des vagues.
« Les vagues au moins, moi je les écoute. Ici y’a rien à écouter ! L’eau elle est toute plate, elle dit rien, y’a pas de bruit.
-…
-Tu dis rien ?
-Tu viens de me dire que si je parlais, je ne t’écoutais pas alors je t’é…
-Tu vois, tu parles encore ! C’est comme maman elle dit, t’écoutes pas ! C’est normal qu’elle est partie (sic).
-…
-Et puis d’habitude ici il y a les bateaux à moteur, au moins ils font du bruit et même des toutes petites vagues. C’est pas la mer mais au moins, au moins… au moins ça bouge ! »
« Parce que ma bouche se tait… »
Les eaux se taisent peu à peu
Des vagues, des vagues !
Des braises de peu de feu ici
Vaquez dans le silence
Embarquez dans le vague, sans insistance
Point besoin de son pour voguer
Point besoin d’assistance pour aller
Au loin je ne sais où vont les eaux
A quel monde iront-elles assister ?
Je ne sais… ne resteront, un temps, que les os
Les eaux étant parties en hirondelles
Ne resteront que les os, quand la mémoire…
Une carcasse étayée par l’air, les environs d’elle
Quand la mémoire, éparpillée dans des eaux lointaines…
Par un tour de passe-passe, à errer
Par où ira-t-elle se poser, loin d’ici
Lieu aéré de l’eau, de la mémoire
Le vide à l’étale, apposé
A errer dans l’inertie les os sauront-ils
Apposer ici l’éphémère danse des souvenirs
A l’été, un territoire plein de boutures d’eau
Puis après, à l’état pur d’autre chose et…
Même plus un puits à pensées
Instinct, ou l’état de poésie
Peut-être aura-t-il plu dans cette pause
Hourras du ciel arrosant l’île et les os
Les îles où ranimer les pensées d’orages
La rosée d’éclairs, de souvenirs
A la page de l’oubli, là des interstices s’osent
Venus des os, du sarcophage, du cœur
A la plage d’où brilla l’immense mémoire
Penser qu’il se souvient de tout, qu’il oubliera ?
« … pensez-vous que mon cœur repose ? »
« …et puis les vagues, d’abord, c’est comme les montagnes, au moins y’a quelque chose ! Ici y’a rien, c’est nul !
-Tu dis des bêtises ma cocotte. Vidéos de notre semaine ensemble à l’appui, t’avais l’air de bien t’amuser !
-Tu vois t’écoutes pas !
-Ecouter, ce n’est pas se taire.
-Ah ouais et c’est quoi alors ?
-C’est prendre son élan pour se souvenir.
-Ça veut rien dire ça.
-Ce n’est pas parce que tu ne comprends pas que cela n’a pas de sens. C’est comme le silence ici. Tu ne le comprends pas, pas encore. Un jour peut-être.
-Le silence c’est quand on dit rien ! Et y’a rien à comprendre si on dit rien.
-C’est ce que tu crois aujourd’hui, ma fille.
-J’crois rien, je sais ! C’est même maman qui l’a dit. Elle en avait marre que tu dises rien tout le temps ! Et elle en avait marre que tu l’écoutes pas ! Moi j’veux des vagues d’abord ! On ne peut pas acheter une machine pour faire des vagues ?
-T’en es une jolie, de machine à faire des vagues…
-Et ça veut dire quoi ça ? Hein ? J’comprends rien quand tu parles, ça m’énerve ! T’es nul.
-Tu as le droit d’être en colère.
-J’suis pas en colère ! J’veux des vagues, c’est tout ! Et je veux maman.
-J’aurais voulu aussi, tu sais.
-J’comprends rien de c’que tu dis… On dirait de la poésie de grand-père ! J’en ai marre que tu me lises ça le soir. Maman au moins elle me raconte des histoires ! Des vraies.
-On s’en raconte tous. »
A quoi songeais-je ? Cela m’arrive de plus en plus. Et je ne me souviens plus de la suite de leurs mots… ni du visage de la petite fille, ni même celui du père d’ailleurs. J’ai des absences désormais.
Je parlais de vagues et… je deviens le flou. Mes eaux s’en vont, et j’oublierais… j’oublierai. Mais il nous reste encore un peu d’aujourd’hui ! A eux, à moi, ensemble. L’oubli, l’oubli…
Des vagues, des vagues
Dans le vague on s’essouffle
Dans les souffles on ne ferait plus que vaquer
Comme un lac à qui l’eau ferait défaut
Des forêts l’entoureront, d’autres mémoires rieuses
Aujourd’hui, des forêts et alentours d’humains
Et demain qui sait les bruits qui courront ici ?
Quand le courant aura déguerpi, resteront les os
En eux le bruit du souvenir, inatteignable à l’oubli
Quand le cœur aura su prévenir, comme une vague arrive
Le vague arrive mais l’oubli n’est qu’un flot
L’oubli… Qu’il se rappelle à moi plus tard.
Jean-Marie Loison-Mochon
Crépuscule d’un cycle