Le mage au sourire de Lagos

Sur les remparts ou ce qu’il en reste, on arrive. Le courant des petites foules itinérantes nous y conduisait : nous y sommes.

Dans le dos de la scène encore, mais le son s’empare de nous. C’est jeudi au port, où l’on s’espère un jeu divin. Sur les remparts encore, nous approchons et la forme se distingue à présent. Un capuchon blanc sur une cape blanche, seul un cordon au cou pour couvrir la peau de cette guitare, une peau plus électrique que sèche, électrifiée de muscles saillants. Parlez-leur d’esthétisme.

Par les lueurs qui descendent, à trois sur six d’entre nous, nous descendons aussi. Il faut se jeter dans la fosse pour goûter à la morsure des fauves. Plus nous lui faisons face, plus les gouttes de notes se font distinctes, comme une pluie : je ne l’ai pas vécue mais la musique est ainsi et nous fait traverser les âges, la décennie 70 semble venue ici dans des échos, sur les bords de nos rivages.

Cette foule… elle semble traverser la soirée comme un retour de plage, comme un groupe allant dans des va-et-vient, recharger la frite ou la bière. Pourtant la lune est presque entière et la marée devrait se figer, haute, au pied de la scène dans l’ampleur des notes. Des remparts on voit sûrement, mais on n’entend rien. Nous, nous n’avons même pas à frayer, bousculer ou ramper dans le crépuscule de cette scène gratuite : le ressac de frites ou de bière clairseme les dunes d’individus.

Il n’y a plus de friture dans le rugissement des trois instruments, car nous leur faisons face. Il faut faire face au sauvage son de la scène, il faut s’enfuir de la sauvagerie de ce public qui vagit plus qu’il ne rugit. Le mage à la cape blanche dit des mots à son bassiste, qui les note et les répercute au batteur, qui les rend à la guitare. Et le public est itinérant, n’a la grinta que de la consigne. Il ne faut pas suivre les rangs, les règles ou les attendus. La gratuité aura-t-elle tendu un piège aux musiciens ? Nous sommes cependant des centaines de quelques-uns au milieu des milliers de badins, à nous captiver. On ne capture pas un fauve dans des filets d’attendus, même sur un port, et on ne capte pas une foule qui défile de remparts en port, de rampes titubantes en panses patibulaires. N’ont-ils pas bu l’air du crépuscule ? Il est insufflé par un homme en tenue de mage et deux sorciers quand la foule, elle, est essoufflée de marcher en tenue de plage, s’en remettant au bar comme au sein nourricier, au sacrosaint sourcier.

Le ressac au sein de la fosse est de notes et d’une foule d’une détonante inconstance. Esthétisme, élitisme, hermétisme ? Dans l’air que tissent ces mecs sur scène, pourtant… il y aurait de quoi se piquer. Ecoutez-les sur scène ! Se répliquer, se causer, oser repiquer, laisser la place à l’autre et au train d’une fin de solo, reprendre possession des rails. La voix n’est pas éraillée, loin de là, à peine un rhume. Mais de Brest au Nigéria… ! La voix n’est pas éraillée, non, même fidèle. Les sentiers de sons, battus et mâtinés d’inhabituel. Sur scène on improvise, en arrière-scène on fait des provisions. Devant la scène ils sont cela dit peu nombreux à dépenser de l’énergie, alors pour quoi, les provisions ? La foule se dit peut-être qu’on dépense bien ce que l’on veut à un concert gratuit. On épanche sa soif de foule, d’être réuni, d’accord, d’accord…

Si l’on y pense moins, à ces gens qui sans cesse vous viennent dans le nez comme à contre-courant de l’électricité là-bas, on peut plonger. Le mage au sourire de gosse parle un langage de métro parisien, d’anglais impérial mais surtout sous l’empire de sa guitare. Il cause de Lagos, de ce qui est usé mais peut servir encore. Oui, car aux gens qui n’ont de cesse de faire des provisions, on peut dire : que l’usure rend parfois service au corps. Elle expose, rend vulnérable. Et le vénérable écho qui nous cause depuis une scène, alors…

Une scène leur sort des mains : les trois musiciens improvisent encore et des gamins, les plus petits des marmots, se mettent à gesticuler sous leurs casques anti-bruit. Ils ont senti le bruissement de cette forêt invasive, peuplée de notes arborant une nuit semée, des flammes persuasives.

Et puis comme venu d’ailleurs, d’un au-delà, sur scène un corps se matérialise : au bout de la guitare et de la basse, le batteur parfait la forme. On réanime Hendrix et la ferveur reforme un peu les rangs de la fosse. On réanime Hendrix ! Même si certains ne peuvent s’empêcher d’écouter ça comme un film ou un dessin animé Netflix. Si l’on écourte ces visions, les écarte, celle d’Hendrix revient. Hermétisme, élitisme, esthétisme ? Le rythme est amour, au fond, et le mage au chapeau maintenant dit bien que c’est ce qu’il veut. Dans le vent d’une foule qui s’électrise : paix, amour et justice. C’est ce qu’il veut, il fait ce qu’il veut, il est le vent. Le vent souffle de la scène, le vent pleurerait… Jimmy. Paix, amour et justice. « Pass the joint, pass the joint ! » le vent souffle et inspire dans ce micro, cette guitare est une vue macro de ce que l’on appelle : l’instinct. L’instant d’après, il y aura rappel. « Fais passer les pétards, fais passer les pétards ! ». On n’est pas le 14 juillet mais les mains claqueront dans une seconde, le mage se passant même d’instrument pour faire courir une onde : un courant. Le funk est bleu, le rythme est amour, le rythme est à nous, du moins à ceux qui sont restés tout du long. « Parle à quelqu’un, un jour, car quand les mots sont partis, il est trop tard ». Fais passer les pétards, fais passer les pétards ! Le mage et les siens jouent avec les corps d’en bas, à la corde de la basse, dans des claquements de mains. Dites-lui que vous l’aimez, car quand il sera parti, il sera trop tard. Paix, amour et justice. Esthétisme, hermétisme, élitisme ? Je ne sais pas si le public lui aura rendu justice ce soir, peut-être la foule s’attendait-elle à ce qu’on lui chante plus, dans un langage qu’elle connaissait, les airs d’un crépuscule aoutien. Et moins les errances d’étoiles filantes qui pourtant sont venues de loin, ici à Brest. La foule attendait son langage à elle. Mais comme l’écrit André « on ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage ».

Dans quelques minutes on pourra se rappeler que Keziah Jones et les siens étaient à Brest ce soir ! Mais quand les musiciens seront partis, il ne restera plus même les mots pour lui dire, malgré les fluctuations de la foule, que ce fût une accumulation de sorts sacrément bien lancés. Et quand les mots, le mage et les musiciens seront partis, il nous restera encore, pour l’hommage, au moins les mains. Pourquoi pas même, un peu de souvenir et d’encre au lendemain.

 

Jean-Marie Loison-Mochon

Crépuscule d’un cycle

 

Pour la venue de Keziah Jones à Brest,

le jeudi 11 août 2022

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