La perception

-Je ne sais pas dans quelle mesure je suis un animal. Et je ne sais pas dans quelle mesure un animal perçoit.

-Qu’il perçoive quoi ?

-Le monde qui l’entoure.

-Je ne vois pas où tu veux en venir. On dit qu’ils perçoivent plus que nous, mais ?

-Justement, on dit des chiens qu’ils sentent le danger menacer, non ?

-Peut-être… mais je ne vois toujours pas le lien avec toi, animal.

-Tu vas me prendre pour un fou.

-Dis toujours. Je ne pense pas être si fermée d’esprit.

-Bon. C’était hier. Je crois que tu dormais, je suis parti faire un tour en forêt en toute fin de journée.

-J’ai manqué l’épisode oui. Alors ?

-Je suis allé dans ces bois, où j’avais déjà eu la même sensation. Ça doit être la troisième ou quatrième fois, et je ressens toujours pareil. Je passe le haut de la colline, saute une grande flaque -il y a toujours cette grande flaque, à toutes les saisons- puis une seconde plus loin. Je redescends jusqu’à ce refuge de chasseurs et c’est après.

-Ça a l’air loin déjà. Qu’est-ce qui est après ?

-L’endroit où ça commence de me le faire.

-Depuis que tu as commencé à parler de ton histoire d’animal qui perçoit, je ne comprends rien de ce que tu veux dire. Précise !

-J’y viens, j’y viens. Mais d’abord, tu sais que je vais un peu partout, de jour, de nuit, des cimetières aux sentiers de montagne, sans jamais avoir peur ?

-Et ce que tu veux dire, c’est que cet endroit en forêt te fait peur ?

-C’est plus diffus. Quoique, peut-être plus intense que de la peur. Rien que de t’en parler, regarde la peau de mon bras.

-Si j’étais rationnelle, je pourrais te dire qu’il fait un peu froid… mais vas-y, dis voir.

-Ce chemin il est assez ouvert, entretenu, plutôt lumineux. Franchement, je ne vois pas pourquoi il me fait cet effet. Je passe le refuge et après je continue en descendant légèrement. Ce n’est même pas que je ne le connaisse pas, et que l’inconnu me saisisse d’appréhension. Non, je sais bien que deux kilomètres plus loin, ça retrouve la route de l’autre côté du coteau.

-Tu as du talent pour faire durer, dis-moi ce que c’est alors ! Je suis curieuse de savoir.

-Eh ben, après un virage ou deux, ça me fait à chaque fois pareil. Tout à coup, une maison apparaît sur le côté.

-Ça, elle doit quand même pas bouger des masses, non ?

-Oui je sais bien. Mais j’ai beau savoir qu’elle est là, c’est comme si je la longeais d’abord, avant de la voir. Qu’elle me surprenait.

-Et c’est ça qui te fait peur ?

-Non, enfin… pas que. Les volets sont fermés, quelle que soit la saison. C’est une vieille bâtisse mais qui a l’air entretenue pourtant, même ses dépendances.

-Donc la maison t’inquiète ? Je ne fais pas la sceptique, je veux comprendre.

-A chaque fois que j’arrive dans cette portion du chemin, il y a quelque chose qui me tombe dessus. Je ne sais pas quoi, je ne sais pas si c’est la maison. Je t’en parle là et j’en ai le frisson. C’est pour ça que je te demandais tout à l’heure, si les animaux perçoivent. A cet endroit précis, à chaque fois c’est pareil. Je me sens comme sur la défensive, avec la sensation qu’il y a quelque chose dans l’air.

-Une présence ? On t’observerait ?

-C’est un peu ça mais à la fois c’est comme si… je sais que je n’arriverai pas à voir. Avec mes yeux.

-Avec quoi sinon ?

-D’où mon parallèle avec la perception animale.

-Et que percevrais-tu ? Des fantômes ? Une sombre histoire d’épouvante ?

-Epouvante je ne sais pas, éprouvante je suis sûr. Ce que je ressens à ce moment-là, c’en est presque comme une atmosphère malsaine.

Pour te dire, hier, pendant les vingt minutes aux abords de ce bout du chemin, j’ai eu la chair de poule, et de la tête aux pieds. Je marchais, j’avais l’impression que l’on me suivait. Le bruit de mes pas semblait comme doublé d’une autre foulée, des graviers par ci, par là, le vent qui s’engouffre tout doucement dans les feuilles, les oiseaux qui semblent s’agiter et sortir de n’importe où. Et toujours la sensation qu’il est en train de se passer quelque chose.

-Je ne te pensais pas impressionnable comme ça.

-Je ne crois pas l’être. Je pars en forêt dans les environs de cet endroit, je vais partout, je suis toujours assez serein. Mais cet endroit précis…

-Et, personne, tu es sûr ?

-Je n’ai vu ni entendu personne. J’ai fait demi-tour car je ne supportais pas cette sensation. Ça me vidait, comme si mon corps se mettait dans un état d’acuité, peut-être pas de survie mais… oui, de garde vis-à-vis de ce qu’il y aurait autour.

-Eh ben…

-Et pendant un moment en m’éloignant après, j’étais encore pris par cette aura. J’ai essayé de rationnaliser, de saisir les bruits, les odeurs. Peut-être qu’un instant, j’ai vaguement perçu une odeur un peu âcre, comme la sueur de quelqu’un qui ne se serait pas lavé depuis un, deux jours.

-C’est précis.

-Ça y est, tu commences de te moquer.

-Mais non.

-Vraiment, pendant un moment encore, je n’ai pas arrêté de me retourner. Et forcément, il n’y avait personne. Chemin ouvert, vue dégagée, rien.

-…

-Si l’on a un sens animal, j’aimerais bien que le mien me traduise ce dont il s’agit quand je vais là-bas.

-T’as les yeux qui brillent.

-Oui, je sais. C’est d’en parler. J’te jure, je ne sais pas c’que c’est mais ça me rentre sous la peau quand j’y pense, quand j’y repense. Et vu que j’y vais seul, je suis coincé dans ma perception. Il n’y a que moi et cet endroit, qui savons ce qui se passe là-bas.

Sincèrement, ça ne m’est jamais arrivé ailleurs. Ce lieu me… Il me traverse oui, et je n’ai plus aucune défense mentale, je me sens exposé au plus profond de mes sens, de mes pensées, comme un réflexe. J’aimerais bien savoir, si je me suis fait une représentation, ou si mon inconscient perçoit ce que je suis incapable de saisir.

-Je ne suis pas sûre d’avoir envie d’aller vérifier par moi-même là-bas…

-Si ça se trouve ce n’est qu’avec moi…

-Que tu me racontes ça, c’est amusant -enfin…- amusant si l’on veut, car l’autre jour je suis allée me délasser les pattes au hameau sur la colline à côté de la tienne. Mais t’inquiète, c’est plus léger ! Enfin…

C’était presque le crépuscule, je finissais de monter. J’adore aller là-bas car sur la route qui remonte après le vieux chemin des écoliers, à travers bois, il y a une légion de chats et chatons qui se rencontrent sur l’asphalte, que je dérange à chaque fois. Enfin, je digresse.

Ce que je veux dire, c’est que ce hameau je n’y vois jamais un humain. Y’a les voitures, les maisons bien tenues, tous les signes de vie. Mais je ne vois jamais que ces chats, et je me sens bien quand j’y passe. Tout le contraire de ton histoire !

-Et c’est ça que tu veux raconter, ton hameau de chats ?

-Non. C’est ce moment en particulier. Il y avait la lumière un peu jaune, dorée. Le chemin menant au hameau aborde les prés, quitte le bois, longe un vieux mur. Il n’y avait personne. Mais j’ai senti une forte odeur de propre, de lessive.

-En approchant d’un hameau…

-Oui, je me suis dit pareil, mais c’était tout près. J’ai cherché sur cent, deux cent, trois cent mètres après, s’il n’y avait pas un fil à linge bien garni quelque part. Rien. Alors je suis revenue sur mes pas, une fois. Toujours l’odeur. Pas un bruit, j’ai regardé longuement, j’ai même demandé qui était là. Pas de réponse.

-Je croyais que ça ne devait pas être inquiétant.

-Ça ne l’était pas vraiment. Au fond, j’étais certaine qu’il y avait quelqu’un tout près, et je le sentais, olfactivement. Il ne voulait juste pas se montrer.

-C’est à peine moins anxiogène que ma promenade.

-Ça ne me l’était pas car ce hameau, je te le disais, je m’y sens la bienvenue. Ce que je veux dire, c’est qu’avec l’odorat, comme un animal, j’ai su. D’ailleurs, quand je suis repassée là vingt minutes après, l’odeur avait disparu.

-Les chats devaient savoir, eux…

-Tu aimerais bien savoir ce qu’ils savent, avoue.

-Ce qu’ils perçoivent, oui. Mais l’atmosphère de ton hameau a l’air saine, elle. Elle te plait même, alors que tu ne vois aucun des humains qui y vivent.

-Juste les chats, oui. Tu devrais les emmener à ton bout de chemin qui t’effraie. Ou un chien… Peut-être qu’ils percevraient, aussi.

-Peut-être. Mais je ne sais pas si j’en serais rassuré.

Quoique, d’être compris, peut-être un peu.

-Tu vas y retourner ?

-J’sais pas. Ça m’bouge.

-Même là encore ?

-Oui, viscéralement.

-Eh…

-La prochaine fois que tu croises tes chats, demande-leur, s’ils voudraient bien m’y accompagner.

 

Jean-Marie Loison-Mochon

Crépuscule d’un cycle

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