Je ne sais pas
Je ne vous ai jamais emmenées là-bas. Pourtant, à chaque fois que j’y passe, je pense un instant religieusement à vous. Ce col de la Croix de Chèvre (il y a toujours de ces noms curieux…) il n’a rien de particulier en soi, pas bien beau même si perdu au milieu de nulle part sur la route, des bois, dans les hauteurs d’ici. Enfin, si. Il a ça de particulier que le panneau l’indiquant, donnant son altitude à 698 mètres, il ne se trouve pas au point le plus haut. Je veux bien qu’il y ait le carrefour juste en dessous, qui puisse faire office de col, de croisée des chemins mais quand même, si le panneau est à 698 mètres, ils auraient pu le mettre au plus haut : une magie de peinture lui aurait fait afficher 700.
A chaque fois je pense à vous car il y a ce bois pas loin… oui, il n’y a que ça ici. Mais je les reconnais, ces hauts résineux qui dominent plus encore la hauteur, dénudés du pied jusqu’à la moitié de leurs 20 mètres, 30 peut-être. Dans la moiteur des étés qui se succèdent depuis, chacun de mes passages à vélo me fait faire ce coup d’œil. Il peut alors faire 30, 40 degrés, ce regard me ramène immédiatement au blizzard de ce 27 décembre.
Cette date elle est comme le col en lui-même, vous n’en faites pas partie, directement. Mais l’esprit sait ramifier, enraciner. Et dans le mien, il y a ces résineux. Toi et moi… vous et moi, s’il faut une date, c’était 7 jours avant. J’étais revenu de l’Ouest pour te dire « je pars », j’étais parti sans même savoir vers quoi, sans même savoir pourquoi. Quand tu es à l’amour, au désir, que des semis de futur te couvent, pourquoi partir ? J’étais parti quand même.
Ce n’est pas le « partir pour partir » de Baudelaire ou Gide, ce truc un peu romantique comme une doctrine du courage d’aller. C’était plutôt dans la veine de Céline, savoir qu’il y a la nuit, vouloir y faire le voyage jusqu’au bout, fuir dans des après, être poursuivi, hanté par ce mot après. Était-ce le crépuscule précédent ?
Vous aviez vécu beaucoup de nuits, ou du moins de jours oppressants, mais ce n’était pas pour vous en éviter une de plus que j’étais parti. Je partais en ne pensant qu’à moi. Sans même penser d’ailleurs, car il y avait un tel réseau de racines dans ma tête… Une inertie que je fuyais. Avec un peu plus de cette doctrine que l’on appelle courage, que l’on ne m’a jamais enseignée, que j’ai très mal apprise par moi-même, j’aurais pu me faire face, me dire : « tu auras beau fuir, l’inertie est d’abord en toi, alors à quoi bon perdre une femme, une fille, votre futur ? Pense ! Fais face ! ». Je suis parti. Parce que pour moi, aller ou fuir, c’était -et ça l’est toujours un peu d’ailleurs- faire face.
Ce 27 décembre dans le blizzard des résineux, ce fût une balade juste avant de reprendre la route pour l’Ouest le soir. J’étais comme hébété, non par le froid mais par l’absence de pensée, ne pas comprendre pourquoi j’y retournais. J’y revenais, et c’était tout, sans une raison valablement construite. Je revois le sol blanchi, je revois le vent. Oui je le voyais, ce mouvement invisible. A défaut de voir ou percevoir le mien… Les grands arbres sifflaient, complètement nus, juste le tronc, les branches, la résine au ralenti au-dedans. Le plus pur dépouillement sous le blizzard, étrange état de vulnérabilité.
Maintenant à chaque fois que je passe à vélo et que je pense à vous, c’est au bout de l’effort d’une longue côte comme je les aime, baignée d’ombre, de noms étranges comme ce Vente-rouge. Vente-rouge au crépuscule de cycles, il y a des symboles moins évocateurs.
Le 27 décembre il ventait blanc, j’étais une page sur laquelle je n’écrivais qu’à peine. Or sous le vent ou sur la page, là aussi il faut faire face. Dans la nuit, sous la neige, j’étais parti ensuite. La neige était tombée exactement à l’heure de mon départ. Était-ce pour m’empêcher ?
Depuis toutes ces fois que je passe au col, je sais maintenant qu’il se trouve sur… une frontière, entre deux départements. Là aussi, il y a des choses moins évocatrices. Ainsi, à la fin du cycle précédent, je suis allé me balader dans un blizzard de pensées, en décembre d’idées, sur une crète marquant… une frontière.
Désormais je repasse à ce col à vélo, pour l’effort d’aller, de me vaincre plus que je ne vaincs la pente -puisqu’elle sera toujours là après, comme une pensée- où les chemins se croisent, où je passe et repasse la frontière.
Le 27 décembre, même si je t’avais dit que je partais, que j’étais parti un peu déjà, je savais tout au fond avoir encore la possibilité de revenir, te prendre la main, vous reprendre la main, s’emmener vers un futur. Nous n’étions pas loin dans le temps, pas loin non plus dans le pays. Pourtant, hébété à la frontière, à la croisée des chemins, j’ai traversé, pris celui d’un autre cycle.
Par curiosité, je viens de regarder une carte, de là où se situe le Col de la Croix de Chèvre. J’ai écrit une bêtise, ce ne sont pas deux départements que sépare cette frontière, mais trois. Il y a des chiffres moins provocateurs.
La troisième d’entre nous, je la revois en mille moments mais déjà au tout premier. Dans ses trois ans, département du Rhône. Elle rode dans l’appartement, approche dans notre dos, celui du canapé où nous sommes assis toi et moi. Nous causions mais nous suspendons les mots. Dans le silence de ville, on titube à peu d’altitude, de quoi ? 80 centimètres d’une jeune pousse blonde, à la sève encore verte. A ce moment-là, je ne pensais pas que cinq ans plus tard, vous auriez investi tant de vos racines dans mon esprit. Je ne pensais pas du tout, en fait, je vivais ce moment, je me disais vaguement qu’au futur, il serait joli peut-être. Je l’écris au passé, au présent. Pour le reste…
Dans le silence de la ville, nous entendons de petits pas, des souffles entrecoupés de doigts dans la bouche, un sourire qui sait avoir été repéré mais qui continue d’approcher comme s’il était furtif encore. Dans la seconde, mi-timide, mi-amusée, mi-sauvage… Cela fait trois demis. Dans la seconde elle franchit l’angle du canapé, apparaît, tu lui parles, tu as dans la voix le sourire de la plus grande des fiertés en nous présentant l’un à l’autre. Quelques minutes plus tard, tu t’étonnes qu’elle reste près de nous, me montre ses jouets, me cause dans son langage anarchique comme si nous étions deux arbres voisins dans une forêt. Eh bien, quoi ? Entre deux petites créatures sauvages, il y a comme des évidences.
Le temps a passé, ensemble, séparés, crépuscule, un cycle, de nouveau le crépuscule. Je n’ai pas été père, depuis. J’ai des pensées seulement, à un certain col par exemple, de toi, de l’amour, de la mère, ou d’elle, de trois frontières, de l’amour.
J’en reviens au col. J’y reviens souvent. Le blizzard dans mon souvenir fait de l’écho entre les résineux. La neige aussi, à Saint-Joseph dans notre Isère, le premier soir de l’hiver. Avant, juste avant la fin de tout, nous sommes allés voir « la promesse de l’aube ». Sans ironie, je te l’avais dit, je pars. Je te dépose là dans la ruelle, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas toujours pas, sous ta capuche à fourrure, ton corps si mince dans ses habits noirs, serrés à ta peau. J’ai le cœur serré aussi, je te rends un carton de bouteilles. Je pars et je t’abandonne même l’ivresse. Voilà le premier des trois temps à cet adieu.
Le deuxième est du lendemain. Tu me fais revenir au même endroit au matin. Tu ne veux pas me rendre les bouteilles, tu veux que je te rende le siège enfant, oublié dans ma voiture. Il n’y a pas beaucoup de mots dans ce moment-là. Que dire, en fait ? Il y a juste des regards qui se causent, sans colère ni imploration, dans une incompréhension sans larme :
-Tu pars. Mais pourquoi ?
-Je ne sais pas.
-Mais tu pars.
-Oui.
Je t’abandonne le siège enfant, je repars.
Le troisième temps de cet adieu, j’en ai déjà parlé, à la frontière du blizzard dans un col de décembre, je me roule tout seul, je vais pour partir, pour de bon. Seul l’hébètement véhicule mes pensées, je pars vers l’Ouest sans savoir pourquoi, pour qu’y faire. Je m’abandonne à aller. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce que les crépuscules naissent de là-bas, qu’il s’y sème du désir, et dans leurs nuits, de l’amour. Aujourd’hui je vis dans la ville où le soleil se couche.
Au col ou après la frontière du crépuscule, souvent je pense à toi, à vous. Après la frontière du crépuscule, qu’est-ce qui viendra ? L’aube, peut-être, la nuit déjà, mais je ne promets rien. De quoi sera fait cet après des trois frontières ? Qu’il s’agisse de votre aube ou de ma nuit, la même réponse revient, repart, comme une pensée : je ne sais pas.
Jean-Marie Loison-Mochon
Crépuscule d’un cycle