Éparse et caressée

Mené. Ce fort sera mon camp ce soir. On l’a revisité en temps de guerre, on l’a revisité depuis encore, pour accueillir d’éphémères îliens. On a bariolé le lieu en conséquence pour qu’il fasse moins… austère ?

Le premier être que je croise n’est pas humain. Dans cette allée de l’ancien fort, rien que d’apparaître je mets un rat en déroute. L’endroit paraît désert. Des salles du fort aux tentes désaffectées qui ont l’air d’avoir passé les derniers mois ici sans être défaites, passant de sommeil en sommeil.

Au soir quand je reviendrai, on me regardera avec quelques yeux humains cette fois. Et dans ce lieu censé voir passer du monde pour quelques nuits, on me scrutera silencieusement avec ces œillades façon petit village, ces yeux dans lesquels il y a la haine de celui qui est d’ici envers celui qui ne fait que passer. Au soir ces regards s’amplifieront encore, sous un peu d’alcool et un peu plus d’entre-soi encore, la nuit tombée renforçant la sensation crasseuse des effets de groupe. Et tout passant dérange alors, quoi qu’il fasse même s’il ne fait rien, quoiqu’il dise même s’il ne dit rien. L’esprit petit village, c’est la haine a priori, et les regards qui le portent, cet esprit, transparaissent et pèsent même dans la nuit. Je passerai quelques fois dans les allées du fort. Le premier être vivant que j’ai vu n’était pas humain, mais l’esprit petit village trop, trop humain. Pour ce soir je passe : je m’en fous, je passerai dans la nuit comme je partirai avant le jour.

Mais d’ici à ce soir et sentir grouiller autour de moi cette petite population d’esprit sale, je vais aller parcourir mon corps, à la jonction des saisons. Etrange phrase, qui voudrait aussi bien dire parcourir une île, et tout ce qu’elle atteint de passé en moi.

Mené(e), d’ailleurs, du fort à la Drôme, col faisant la jonction entre deux Vercors. A l’été, j’ai parcouru ces pays de l’aube, au crépuscule, à l’aube. Ici ce soir, je veux faire corps avec l’île. Je n’en vends pas la peau avant de l’avoir caressée, je connais le prix de l’effort. Je veux la caresser jusqu’aux heures où le soleil emportera tout ça.

A port Mélite ma course débute, prenant en cours celle du soleil. Je décide de remonter le temps : d’un sens contraire, aller revisiter des lieux. Et tout ne doit être qu’épars, caressé, car je ne fais que passer. Alors de Mélite à la convexe, je cavale entre poussettes et plagistes venus s’user la peau de plaisir, sous les rayons du dernier jour d’été. Les sables rouges après, et la prédation de l’après, à la pointe des chats. Je reparcours mon quart de Groix, je retrouve des lieux à la fois si récents et anciens. A la pointe des chats, quoi de plus normal que de songer à toi qui m’accompagnas, ou de moi qui t’accompagnais : la compagnie de deux qui voyagent ensemble, d’un festival à la musicalité des vagues, qui touchaient la rouge ou la convexe sous nos yeux, le temps d’une sieste ou d’une aquarelle, d’une page ou d’un quart de Groix.

Et la pointe des chats pourrait battre le rappel plus loin dans ce cycle, avant même ce cycle. Mais je n’en ferai rien.

Je me souviens de ce foutu tour d’île il y a un an, dans l’autre sens. Et mon anti-horaire ce jour est à contre-sens de ce temps-là, remettant la pendule à l’heure maintenant, par ma course contraire. Foutu tour d’île et foutu paragraphe tordu, plein de contradictions et contre-sens : pour faire clair, je caresse l’île ce soir, et seule l’ivresse de l’effort a le droit de me hérisser le poil. Se hisse en moi cette sensation simple et pourtant si difficile à atteindre : la sérénité, dans la ferveur, dans la liberté.

Port Maria ne m’évoque rien, à l’époque je ne voulais qu’en finir. Seul me reste ce figuier, dont les fruits aujourd’hui sont absents. Le fruit de l’île aujourd’hui, il m’est immatériel, littoral intérieur de lave et de sang. De ferveur je disais.

La face Atlantique me tend les bras, je lui offre la folie de mes jambes. Eparse et caressée, l’île. Une crique de galets, je m’y souviens d’un envol à mi-journée, et d’échanges creux. Je garderai l’image de l’envol et m’en tiens à mon mantra : éparse et caressée. Je passe, je ne fais que passer. Sur ce sentier, son versant Atlantique, j’aime à me rappeler cette chose plus jolie alors, de deux sœurs marchant un temps devant, à d’autres moments derrière, à prendre le retrait nécessaire pour parler, réapprendre à se connaître. Car un jour peut être étourdissant de vacuité, de vanité, d’orgueil et de colère, mais à l’échelle d’un tour d’île, des coups d’œil joyeux peuvent tout de même s’ancrer : je garderai ces images-là, et jetterai le reste.

Je remonte la course d’alors par ma course de ce soir, qui va au Nord d’ailleurs. Je laisse les scories à l’abandon, que le ressac les noie. Je laisse un peu d’énergie par ci, par là, épars et caressé par la sensation de liberté. Je m’en délite un peu, je m’en délecte aussi.

A l’horizon Nord, c’est soudain comme si l’océan disparaissait, et qu’un paysage de pampa s’agençait. Ce pays-là n’est-il pas juste à côté, dans la diagonale à ma gauche ? La blancheur d’un petit bâtiment et le phare, qui répondent aux nuages en rien menaçant. Ils m’emmènent du regard et je reparcours Groix à l’envers, éparse et caressée.

Je m’amuse de réaliser soudain qu’un sentier, dans mes pensées, se conserve exactement comme un morceau de musique. Quand la musique s’arrête, les notes me reviendront dans le silence des heures voire des jours suivants, tant que je n’en entendrai pas d’autres. Et pas à pas sur le sentier que je remonte à contre-sens, à contre-temps du passé : pareil. Je me souviens de sensations d’il y a un an et plus, je me souviens des conversations. Car je n’étais pas revenu depuis, et dans ce crépuscule qui naît, mes foulées rebalaient. Beaucoup de tout ça, je le renvoie à la poussière. Je ne veux garder d’ici que l’image de ces deux sœurs partageant un tour d’île, réagençant leur lien.

Et je rebascule sur les versants de l’île donnant continent, comme à un col de franchi, alors que le Nord n’est que l’illusion d’un point cardinal.

Dans ce tour d’île d’alors, je souffris de l’aridité d’autres conversations ou monologues, que de même je balaie ici ce soir. Groix, éparse et caressée.

Il se dit que l’île aussi souffrit cet été, d’un genre de sécheresse. Alors on construit, on retient l’eau, on en capte la salinité, pour que l’île puisse rester humaine. Absorber le sel pour embellir la vie d’une île. Cela peut se faire aussi, à l’échelle d’un corps féminin, épars et caressé. Dans un bassin je descends d’intensité. Je pense à port Mélite, je regarde ces eaux retenues que le sentier longe. Mon énergie se… délite. L’île me vaincra, mais pas avant que je ne l’aie complètement caressée.

Et dans ces eaux qu’un barrage retient, c’est un déjeuner qui me revient. J’étais jeune, il serait hors cycle, même si ces échanges d’alors me firent une marque au fer rouge. Peut-être ces eaux retenues sauront en dire mieux que moi : je ne m’y risque pas.

Car mes foulées se délitent et je dois avancer dans ce crépuscule, ramener la dépouille de mon effort au départ. Peut-être est-ce pour ça que les îles me parlent : cycliques comme le tour que l’on en fait, accidentées de souvenirs, doux comme des plages, édentés comme des côtes que l’on essouffle. L’horizon revient toujours, mais n’est jamais le même.

Et mes jambes me ramènent au port. A ce fameux café du soir, quand je me suis mis à entendre une voix. De ce tour d’île au crépuscule, épars et caressé, j’ai rebalayé beaucoup, j’ai balayé la vacuité, ses pesanteurs. Mais cette voix dans mon dos, j’aimerais m’en souvenir toute ma vie. Je devrais y arriver car la première chose qu’elle a dite, c’est mon prénom. La fatigue veut m’emporter, je lui résiste ce qu’il faut, avec ce souvenir au corps. Il me tire jusqu’en haut des pentes du bourg, et sur le sentier je quitte le grand port de l’île pour rallier celui de Mélite. Cette voix… elle saura me rester, éparse et caressante.

Il y a quelques voix de femmes comme celle-là, en moi, qui demeurent, qui voyagent. Dans cette architecture immatérielle, elles me façonnent, me soutiennent. Dans mes voiles, elles disent, elles soufflent liberté, désir, espoir. A Groix ce soir-là, tu soufflas de ces choses-là.

L’écho perdure, épars et caressant, et je rejoins enfin Mélite. Le crépuscule a ravalé les faussetés, les façades de rancœur. Il m’est une fosse ou un puits, et je veux bien y plonger. Je ne garde au cœur maintenant que la lave bouillonnante qu’est mon sang, et ce que l’effort a révélé, d’épars et caressant, ce que l’effort a relevé, de joies, maintenant que le jour se couche.

Muni d’usure, des images de deux sœurs, d’une amie aux pieds rouges de sable, d’une voix éparse et caressante -des munitions de crépuscule- je rallie le fort que sera ma tente ce soir. Dans ce qu’il reste de lueurs, j’embrasse l’île des yeux.

Je t’ai parcourue, éparse et caressée. Car ici ce soir l’été part se coucher, dans une parfaite entente avec l’automne.

 

Jean-Marie Loison-Mochon

Crépuscule d’un cycle

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