Statufiés
« Jules, Jules ! Réveille-toi Jules ! Por dios !
-Quoi ? Quoi… qu’est-ce qu’il…
-Mais régarde Jules, tu es trempé de sueur dé la tête aux pieds ! tu respirais très fort dans ton sueño [1] et…
-Attends Agu, laisse-moi une seconde, je comprends rien.
-Régarde comment tu as transpiré, je peux même pas té toucher. On dirait qué tu sors de la mer…
-Je rêvais…je crois.
-Un rêve ou una pesadilla [2]Jules ?
-Je…
-Tu m’as fait peur ! Jé voyais ton cuerpo tremblant, je voyais la sueur sortir dé ton torse comme… como si la pluie elle était tombée sur toi ! Et tu té réveillais pas, j’appelais, j’appelais et…
-… j’étais en haut du jardin, de chez moi quand j’étais petit.
-Hein ? Qué ?
-Mon rêve Agu.
-…
-L’herbe était haute, j’étais assis dedans… ça sentait l’atmosphère du printemps, de la fin du printemps. Et puis… ça a bruissé pas loin, j’ai vu bouger. Ça descendait… vite, c’était un animal, il ne dépassait pas trop des cinquante centimètres d’herbe. Il descendait la pente, j’ai cru voir… que c’était un chevreuil. Et là je ne sais pas pourquoi j’ai… tiré sur lui au fusil. Je sais pas pourquoi ! Je lui voulais pas de mal, je voulais pas le tuer pour le manger, je ne voulais rien !
-…
-Mais j’ai tiré, et j’crois bien que je l’ai touché. Il a continué de s’enfuir quand même, après être tombé, et je l’ai suivi dans la descente. Il a pris à droite, je l’ai suivi dans les hautes herbes… jusqu’au-dessus du potager. J’avais l’impression que les hautes herbes faisaient deux mètres, j’y voyais rien ! On aurait dit une jungle. J’avais la sensation d’étouffer, ne rien voir devant ça m’angoissait. Et depuis l’instant que j’ai tiré au fusil, j’ai culpabilisé… Je voulais le retrouver. Pas pour le tuer, mais pour le sauver, ou m’assurer qu’il allait bien…
-…
-Je sais… ça n’a pas de sens. Je comprenais rien…
–Y luego [3]?
-J’ai passé les hautes herbes et juste au-dessus du potager, là dans une lumière comme si j’étais dans une clairière, il y avait une biche gigantesque. Elle était couchée sur ses pattes, elle m’a regardé sans vouloir s’enfuir. Elle faisait au moins trois mètres de haut en étant simplement assise comme ça ! A côté d’elle, il y avait le petit sur lequel j’avais tiré, mais il n’était pas blessé. Il se blottissait près d’elle et elle… tu te souviens hier soir dans la cuisine ? La couronne en carton sur le frigo ? Que tu as mise pour rire.
-Oui et ? Qué ?
-La biche, elle portait une couronne exactement identique sur la tête, mais une vraie.
-Quoi, la biche c’était moi ? Tu veux mé tirer dessus ?
-Agu… mais justement ! Le petit n’était pas blessé. C’est la mère, qui avait reçu la balle dans la patte arrière ! Et elle ne bougeait pas du tout, elle me regardait. Un regard avec une grande… indulgence.
-… il est étrange ton rêve, Jules.
-Je sais… quoi ? Tu ne veux pas me toucher.
-Si si, mais…
-Mais je te repousse avec mon corps trempé ?
-Non Jules, c’est qué j’ai eu peur, je… attends attends, té lève pas comme ça, il y a les fenêtres ! Tu es nu ! Il y a peut-être des gens dans lé parc !
-Je m’en fous Agu. Peu importe. Mon corps a besoin de bouger. S’il te plaît, viens, prends ma main.
–Vale[4]… mais dehors…
-Il n’y a personne, et qui serait choqué de voir ton corps ? Il y a des étonnements pires que te voir nue tu sais. Viens…
-J’ai cru qué ton cœur allait s’arrêter dé battre, quand tu rêvais.
-Tiens, sens-le, mets ta main. Il est là et bat bel et bien.
-…
-A chaque fois que l’on s’étreint, je repense à la toute première fois que tu as voulu qu’on se prenne dans les bras.
-Je mé souviens… jé croyais que je t’intéressais pas.
-Pourtant… quand j’ai senti la minceur de ton corps s’approcher… je pourrais même encore sentir le tissu de ce pull noir et fin que tu avais. Ton parfum, ces cheveux qui m’ondulaient argent dans le nez. J’ai vibré à ce moment-là, j’ai…
-Nos corps ils sé son…
-Ils se sont parlé.
-Oui, jé crois. Et regarde-nous, dans ton miroir. En el espejo, ves[5].
-Quoi ?
-On est beau, tu trouvés pas ?
-Si. Tes fesses ont un beau reflet.
-Ça mé fait penser à Tolosa[6].
-A Toulouse ?
-Oui. Quand je suis vénue de Zaragoza, il y a des mois. Je m’étais arrêtée à Toulouse pour… enfin, c’est pas important.
-Le même sujet que d’habitude, hein ?
-Peut-être mais c’est pas ça qué je voulais dire. A Toulouse, j’ai voulu faire une pause, pour penser à tout… la vida, tu sais. Et je suis allée dans un parc, jé crois que c’était le jardin des plantes. Tout était vert, apacible[7], et il y avait cetté statue. La même qué nous là mainténant dans le miroir.
-Comment ça ?
-Deux… amants ? Je sais pas comment lé dire.
-Je ne sais pas ce que nous sommes, alors t’aider à traduire…
-Eh ben au jardin des plantes, il y avait cetté statue, deux amants, nus, ils s’embrassent, sé tiennent. Comme nous.
-Ils doivent encore y être.
-Et toi tu né m’as pas là, dans tes bras ?
-Si.
-Alors ! Je té vois venir hein. « Eux ils ont la chance qué c’est pour touj… »
-Non Agu. Avoir mes mains sur tes hanches, les faire glisser le long de ton flanc, tes cuisses…
-Rémonté-les, si tu veux…
-Je veux. C’est drôle, que tu parles d’un jardin des plantes… tu te souviens à Nantes ? Quand tu m’as rejoint sur mon banc, qu’on a joué à faire les inconnus qui se rencontraient comme par hasard ?
-Oui je mé rappelle…
-Cette agitation qu’il y avait dans tes yeux… on aurait dit de la vie à l’état pur. Comme ma main sur ta peau, maintenant.
-Des fois t’es vraiment un… chamuyero, Jules. Un charmeur ! Moi je mé souviens surtout qué tu m’avais vu arriver mais qué tu as fait comme si c’était pas le cas, et que tu as récommencé à écrire dans ton carnet sur tes génoux…
-Tu vas trouver ça bête mais j’avais presque peur que tu arrives.
-Peur ?
-Oui. J’avais peur que tu me plaises encore.
–Peur ? Mais pourquoi peur ?
-Parce que se plaire, ça brûle.
-Jé croyais que tu étais como… un volcan Jules ? Un volcan ça peut pas sé brûler.
-Si, justement. Un volcan ça brûle en permanence. C’est juste que ça ne le montre pas toujours.
-A Nantes tu as pas fait brûler lé jardin des plantes pourtant.
-C’est parce que je brûlais dans tes yeux.
-Charmeur ! Arrête tes histoires…
-Tu dis ça comme si derrière je devais entendre continue.
D’ailleurs, tu te colles encore plus contre moi. A moins que je ne me trompe.
-C’est pas un peu prétentieux, de dire qué tu brûlais dans mes yeux ?
-C’était faux ?
-Non, c’était vrai.
-Tu vois. J’ai aimé être dans ton regard à ce moment précis. J’avais vraiment l’impression que l’on se rencontrait pour la première fois.
-Peut-être qu’on se rencontre à chaque fois la première fois.
-Et c’est moi le charmeur ?
-Par contre je né me souvenais pas qué l’homme dé la statue à Tolosa il était… actif.
-Qu’est-ce que tu veux Agu, je t’ai dit, un volcan c’est actif !
-Mais au milieu du parc, la nudité dé la statue, elle était…
-Elle était ? Je crois qu’ils ont un drap entre eux, les amants de ta statue.
-Oui c’est possible.
-Alors peut-être que dans ce drap, l’homme est dans le même état où tu me mets.
-Mais la statue est loin, je peux vérifier qué sur toi…
-Et qui nous dit qué la femme de la statue elle non plus elle…
-Tu voudrais lé vérifier, tu crois ?
-Je pourrais. Mais je voudrais t’étreindre encore.
-Mais si on reste débout… le parc peut nous voir.
-A Toulouse les statues se fichent bien de s’étreindre et d’être vues, non ?
-Jules… débout…
-Justement. Tu te souviens, au début ?
-Quoi ?
-Cette armoire, à Quiberon…
–Sí…
-Je pourrais continuer de t’étreindre, alors.
-Tu pourrais…
-Et nous pourrions ne pas rester figés tout de même…
–Sí… nous pourrions…
–Podríamos[8], c’est comme ça que ça se dit ?
–Sí… c’est bizarre… j’ai l’impression qué ce mur m’attire.
-Je pensais que c’était moi.
-Toi tu mé pousses et m’attires, contre cé mur…
-Ce serait ça l’attraction, tu crois pas ?
-Jé suis pas sûre, je crois qu’il faut qué tu mé montres plus… mieux… más[9]… Je crois qu’il faut qué tu mé serres encore.
-Je peux t’étreindre… mais pour toi je n’ai pas de serres.
-Hein ? j’ai pas compris ce qué…
-Il n’y a rien à comprendre Agu, t’inquiète pas. Qu’est-ce qu’elles se disent les statues du parc ?
-Elles né disent rien.
-Alors il faut que je me taise.
-Mais leurs corps, ils sé parlaient.
-Comme le tien et le mien alors ?
–Sí… mais pas ton corps, pas mon corps…
-Ah ? Que ce soit…
-Ni le tien, ni le mien ? Le nôtre alors…
–Sí… el nuestro[12]… así [13]»
[1] Sommeil.
[2] Un cauchemar.
[3] Et après ?
[4] D’accord.
[5] Dans le miroir, regarde.
[6] Toulouse.
[7] Apacible
[8] Nous pourrions.
[9] Plus.
[10] Que ce soit.
[11] Comme ça.
[12] Le nôtre.
[13] Comme ça.
Jean-Marie Loison-Mochon
Crépuscule d’un cycle