Le rêve de Victoire
En lui donnant le prénom de Victoire, ses parents n’avaient pas conscience (d’ailleurs les parents ont-ils souvent conscience de ce qu’ils font ?) du rôle que ce prénom allait jouer dans la vie de cette petite fille puis dans l’Histoire. Et pas seulement dans l’histoire de Victoire.
Une de ces matins de printemps qui jonchent les pelouses des monuments aux morts de tapis de pâquerettes encore ensommeillées de rosée d’Avril. Pâquerettes que les forcenés de la tonte n’ont pas encore décapitées, pas encore.
Depuis plus d’un siècle le chiffre avait triomphé dans le monde du savoir, de la science et de la politique. C’était le début de l’ère numérique. Ce début avait été identifié très tôt par le mathématicien Jacques Rouxel dans son œuvre majeure sur les Shadoks. « Le désordinateur » reposait sur l’utilisation de machines et d’algorithmes qui permettaient de tout oublier puisqu’on devrait grâce à lui tout retrouver sans efforts (Rouxel avait baptisé l’ordinateur l’Antimémoire »). Cette passion du chiffre avait rapidement emporté toutes les autres disciplines : médecine, géographie, dessin… l’Histoire avait essayé de résister mais à quoi bon se souvenir lorsqu’un réseau peut retrouver tout ce que le passé nous a fait oublier…
Tout avait commencé lorsque son père avait décidé que la passion de Victoire pour l’Histoire n’était pas un avenir. Pourquoi pas écrivaine ou artiste… !
Il fallait les mathématiques, et donc elle devait maîtriser la base, le calcul. Elle s’était très vite affranchie des tables de multiplications et des additions… un peu d’astuce, de ruse et on y arrive, si les résultats sont exacts, ils (les adultes) ne demandent jamais comment on y est arrivé. Les choses avaient dérapé lorsque ce même père avait trouvé une méthode pour travailler les soustractions, une méthode dont le seul prologue suffit à dégouter Victoire : « Les tables de soustraction en base 20. Tables de soustraction allant de zéro à vingt en base vingt. Ces tables peuvent, dans le cas de bases non-décimales comme la base 2010 , servir à poser des soustractions dans la base 20 ». Pas difficile de prévoir la réaction de la victime de cette ambition…
Victoire, son seul problème c’était de compter juste pour que son père soit content, pas d’aller chercher à comprendre les adultes et moins encore cette méthode. Sa passion c’était l’Histoire, l’histoire avec des humains, des rêves des folies, des ambitions, des rivalités… pas les statistiques. D’autant qu’elle avait lu que les chiffres les plus corrects, les plus clairs n’avaient jamais empêché les humains de courir à la catastrophe, les grands krachs financiers du début du XXI ième siècle et notamment celui de 2020, étaient basés sur des masses d’équations et avaient négligé l’une des grandes constantes de l’humanité : sa capacité à continuer à avancer lorsque l’erreur est avérée. Plutôt une erreur juste (en calcul bien entendu) qu’une hésitation. On avait alors parlé de Myopie au désastre. Mais le règne du chiffre ne s’était pas interrompu pour autant. Tout le monde s’en foutait.
Et le père de Victoire était un grand adepte du chiffre. Mais Victoire n’aimait pas se satisfaire de ces abstractions. Pour apprendre, même ces soustractions, rien ne vaut le réel, le « terrain ». Victoire serait une historienne de terrain !
Le premier « terrain » le plus proche fut le monument aux morts de la commune. C’était un de ces matins de printemps qui jonchent les pelouses des monuments aux morts de tapis de pâquerettes encore ensommeillées de rosée d’Avril. Pâquerettes que les forcenés de la tonte n’ont pas encore décapitées, pas encore.
Le choix du monument aux morts était très rationnel (ça allait plaire à son père, et en plus, un choix commode car il était près de la maison). Des dates, des lignes, un résultat par ligne, des résultats classables… ça allait ressembler à une table de quelque chose. Si elle procédait méthodiquement, face par face, ça devrait avancer assez bien, enfin tant qu’on ne lui demandait pas d’expliquer « La Méthode » ou le « Raisonnement », deux mots qui font les délices des grands. D’ailleurs, quand on lui demandait avec force des explications (comme celles de la table de soustraction), même si elle avait bien compris et si elle savait bien sa leçon, Victoire qui avait la langue bien pendue répondait invariablement par une formule qui lui allait comme un gant : « Victoire a bien compris mais Victoire s’en fout »
Victoire voulait bien apprendre ces choses chiffrées mais en jouant. Au moins elle ne perdrait pas son temps, et avec un peu de chance, le « Terrain » allait lui réserver des surprises.
Face Est
Ce matin-là, Victoire jouait à réviser son calcul mental en jonglant avec les dates des « Morts pour la Patrie ». C’est peu à peu, en prenant un prudent recul qu’elle était devenue amie et confidente de l’impressionnant poilu tout de bleu repeint –un bleu ciel qui ensoleillait les jours d’hiver les plus gris loin de l’historique et triste bleu horizon des authentiques victimes de la « grande guerre ».
– Une guerre peut donc être grande ?
Cette question avait dans un premier temps réussi à crisper les traits de fonte du poilu…
En quelques semaines, l’essentiel des opérations de Victoire pour cette plaque « Grande guerre » 1900/1918= 18 ans 1896/1916 = 20 …. Etc. se soldaient par des chiffres entre 18 et 30 (ans)… Dans une même famille elle arrivait ainsi à faire se suivre 3 voir quatre chiffres, des frères, des cousins. Bon support de cours, bon exercice, mais impossible de progresser car les meilleurs résultats de soustractions s’arrêtaient à 30.
Même en les ânonnant lentement comme autrefois les anciens combattants lisaient lentement la liste de leurs amis disparus (ou morts à leur place, car seuls les survivants ont la parole), la table de soustraction de Victoire restait désespérément incomplète.
Face Ouest
Des progrès mais on plafonne et encore loin des sommets
Encore des morts, militaires … ou civils, des « résistants » des « déportés », des « maquisards » découverte
– Dis voir le Poilu, pourquoi dis tu que « tout ça, ça n’était pas une vraie guerre… » ?
En quelques jours l’exercice lui avait permis de compléter la table de soustraction jusqu’à 40, parfois 50 et même quelques 60… mais rares. Pas beaucoup de militaires, gradés ou non, dans la liste, mais au moins une assez grande dispersion d’âges qui avait autorisé Victoire à trouver des points communs avec les résultats de la face Est.
Face Nord
Enfin un changement, le cap des 60 est franchi
Sur cette face, le propos était moins bref, moins expédié que pour les deux faces précédentes. Cette période dite climato-covidique » semblait avoir donné des envies d’écriture (appelés des témoignages) aux terriens de l’époque qui semblaient avoir peur de la fragilité dans le temps de tous les supports digitaux et retrouvaient dans la pierre une forme de certitude plus fiable que celle du Nuage. Et la pierre racontait de drôles d’histoires.
Son premier 64 ! 1825/1889 : Joseph mort au cours de batailles Hannibaliennes, lieutenant d’éléphanterie, médaillé trois fois pour avoir chargé sur Prosper, éléphant de 53 ans qui avait lui aussi choisi de ne pas finir au cimetière pourtant promis comme serein à tous ses congénères.
1955 2035 Le premier 80 n’avait pas laissé autant de traces dans le marbre que dans le brouillard des audiovisuels. La grande guerre des manchots savants post-académiques avait vu s’engager à fond mais dans des escouades aux stratégies divergentes militantes des centaines de personnages brillants qui avaient connu le succès dans leur jeunesse en devenant les plus grands voyageurs du globe grâce à d’innombrables voyages en avion. Tous avaient fait acte de contrition après avoir bien vécu de ces voyages mais n’avaient pas réussi à admettre que leur discours pouvait être absent des grands débats audiovisuels. Ils étaient morts en scène devant les caméras pendant la grande guerre dite des manchots savants, fidèles à des contradictions qui leur tenaient place de convictions. Et ceux qui avaient survécu ont été fauchés par un minuscule virus alors émergent au début des années 2020.
1955 2036. Bill Jobs, lui aussi dans les premiers 81. Mort dans la fleur de l’âge, engagé volontaire dans l’armée des cordiers bloqueurs de parkinson, et spécialisé dans l’immobilisation de géants gulliveriens du numérique. Son nœud logiciel développé grâce à une forte connaissance des stratégies spéculatives des établissements financiers avait un temps permis aux habitants de la planète de retrouver un semblant de libre arbitre sous le vocable de « réseaux sociaux », des moyens de communication privés dont les codes étaient en fait vendus une seconde fois aux gouvernants sans distinction de race ni d’idéologie. Engagé dans les quartiers sud de Marseille sur le terrain du réel et non plus du virtuel, il périt sous les coups des différentes bandes rivales qui lui fient payer le prix de l’absence de protection de la vie privée sur toutes ces plateformes.
1902 1984 Premier 82, obtenu grâce à une superbe soustraction. Hector Sextan mort en mission antarctique, première ligne de défense du statut international de ce continent. Sa complicité avec un ours arctique lui avait valu d’éviter la dérive fatale des esquimaux du Nord. Eux, ligne adverse, incapables de porter harpon avaient péri en mer, rattrapés par l’âge et le réchauffement des eaux. Ils n’avaient pas su défendre la frontière qui leur était confiée et laissé revenir les jeunes Vikings vers Greenland, terre prospère de leurs ancêtres de la fin du premier millénaire.
1937 2020 Le 83 avait été une surprise. Il était apparu au dos d’une colonne de pierre surmontée d’un coq claironnant dans le bref compte rendu d’une des innombrables escarmouches bobobiophilosophique de l’année du grand choc moral, l’an de disgrâce 2019. Ces 5 anonymes commandos de la troisième guerre picrocholine mais jusquauboutiste, tenant de la consommation des œufs coque bio par le gros bout résistèrent jusqu’à la dernière coquille. Tous avaient 83 ans mais leur intégrisme alimentaire n’a pas résisté à une bataille engagée entre deux propriétaires de poulaillers crées par deux réfugiés covidiques (restés eux à l’abri de leur jardinet), l’un tenant de la Sauconna l’autre de la Gauloise grise. Cette fois encore la grippe aviaire avait laissé une fenêtre de tir au nouveau virus. Et même en congelant toutes les économies de la planète, toute vie sociale ou avenir des jeunes, les « anciens » ont vu venir la faux de l’Ankou.
Le plus difficile à apprendre avait été le 78, difficile à apprendre car difficile à trouver. 1970 2048 : c’est grâce à la trace de Sophie, militante des ligues féministes antiâge dont le nom était désormais immortalisé sur des plaques « impasse Sophie » qu’elle retrouva ce 78, et pas sur son monument aux morts favori. Sophie (elle avant abandonné son nom de famille avant d’avoir réussi à imposer le fait que ce résidu patriarcal soit lui aussi rejeté). Elle avait réussi à éradiquer le botox, fait acter dans la constitution la mode des grosses fesses et presque, mais presque seulement l’attribution des pleins pouvoirs aux femme de plus de 60 ans notamment en matière militaire avant de s’engager dans l’escadron Jeanne Calmand, pour un dernier combat contre le transhumanisme qui allait rendre éternels des corps et des cœurs secs d’amertume et d’égoïsme. Elle aussi allait mourir en 2048 juste avant une période que Victoire n’avait jamais vue dans aucun livre d’Histoire ni sur aucune face de ce monument aux morts. Et cette date de 2048 restait un mystère.
Au bout du compte, mis à part les 0 à 17 que Victoire avait trouvés en réalisant des soustractions au cimetière du village, toutes ces informations de la table du négatif mortel calcul avaient émergé de l’observation d’un réel réécrit sur ce monument aux morts. Mais elle était assez fière de pouvoir aujourd’hui décliner à ses parents tous ces retraits (de vie) qui lui permettaient de citer les chiffres de 0 à 83, y compris le 78. Bien sûr c’aurait infiniment mieux sonné à la récitation si elle avait été en mesure de compléter de 84 à 100… mais elle n’avait pas de quoi se déplacer seule pour chercher ces traces, et il aurait été nécessaire de parcourir des dizaines de cimetières pour trouver ces nombres
La face sud, était pour l’instant, vierge de tous maux… à croire que les humains avaient appris quelque chose. Ou qu’ils avaient changé le monde ?
C’est ce qui en fait commença à intriguer Victoire.
Victoire ne savait pas (pourquoi) et ça Victoire ne s’en foutait pas.
Elle voulait savoir.
Le jour de cette découverte « historique pour Victoire » (on se rappelle que la 78 était la seule ligne qui manquait dans sa table de soustraction de 0 à 83) elle était rentrée chez elle en courant, chantant à tue-tête ces dates et le nom de Sophie.
Et l’Histoire commença à soulever le voile. Ce 78 amenait à un commencement : l’an 2080. Plus précisément, un matin de mars 2080, exactement 60 ans après, un autre matin de mars 2020 avec la même chaleur de changement climatique et la même incrédulité lorsque 2 milliards d’humains s’étaient soudain vus mis en apnée, leur vie en suspens par ce qu’on considérait aujourd’hui comme la première vraie décision mondiale. Ce que l’ONU et les superpuissances n’avaient jamais pu obtenir, la menace d’une petite super-grippe l’obtenait en quelques semaines. La peur pouvait faire changer le monde, pourquoi pas la volonté diront 40 ans plus tard les exégètes.
Bien sûr, il allait être nécessaire de perdre des dizaines d’années pour arriver à la conclusion la plus logique, une conclusion qui allait amener au changement de monde qui s’imposait : les « anciens » des millénaires durant avaient démontré leur capacité à prendre les plus mauvaises décisions, à se tromper et faisant payer à leurs enfants, de leur vie, leur sourire ou leur avenir, le prix de ces erreurs. Le monde devait changer. Le coût de cette crise mondiale pour « sauver un temps quelques millions de vieux » allait être exorbitant et il fallut quelques décennies de crises et de guerres pour oser ce propos que la morale des réseaux jugeait « politiquement incorrecte ». La plus invraisemblable erreur politique de l’histoire, celle de 2020, était due aux chiffres et aux estimations prétendues les plus précises. Le déclencheur de cette décision historique avait été un « calcul d’impact ». On avait estimé les coûts de la mise à l’abri des personnes dites fragiles (les gérontocraties adorent les mots vides de sens, surtout lorsqu’ils permettent de nommer un marché et de masquer derrière une cause des intérêts singuliers). Il en résultait que certes le coût en euros, en dollars ou autres monnaies bientôt fantômes, allait être faramineux, mais en matière monétaire on n’en était pas à une fantaisie près. En matière économique non plus, l’effet sur les entreprises, les agriculteurs, les associations, les artistes avait rapidement été évalué (donc totalement sous-évalué) puis rangé au placard des pistes ignorées : on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Quand aux effets longs terme sur la vie de famille, les enfants à l’école, l’esprit d’entreprise (de ce dernier il n’allait plus rester grand-chose puisqu’on avait choisi la solution dite « la moins risquée »), l’avenir des jeunes générations ou tout simplement la liberté de choix de vivre avaient été glissés sous le tapis. Cette dernière surtout, qui venait en quelques mois avec l’appui tacite des grands de l’économie numérique de l’époque d’être mises sous couvercle, puisque la « valeur » de la Liberté n’apparaissait pas dans le calcul. En quelques mois, sous l’appellation d’état d’urgence, comme dans les plus beaux régimes totalitaires de l’époque, islamistes, post communistes ou tribaux et avec l’aide de ce qu’on appelait alors réseaux sociaux, une chape de silence et d’immobilisme s’était abattue sur les près de 3 milliards d’individus de pays qui se disaient développés ou en voie de développement. (annexe à ce propos : l’Histoire a presqu’oublié ces noms comme Facebook, Amazon ou Google. Pourtant à l’époque, ces entreprises tentaculaires faisaient et défaisaient la vie quotidienne de milliards de personnes, la réussite des entrepreneurs et même les gouvernements dont parfois ils servaient les intérêts en laissant leurs données « profiter » aux dominants et parfois ils détruisaient la stratégie si elle leurs était contraire… mais eux aussi allaient être balayés par leurs propres effets collatéraux… et d’ailleurs aujourd’hui. Ce propos annexe est historique mais ne justifie qu’une annexe selon Victoire, responsable éditoriale de cet article. Elle l’explique d’ailleurs très calmement à ses parents aujourd’hui : « Tout cela grâce à l’Histoire ? Victoire le sait mais comme ce passé est révolu, Victoire s’en fout. »
Restait à Victoire à chercher dans les textes, les archives (enfin celles qui étaient encore lisibles et dans des formats numériques acceptables) ce qui s’était passé. Et cette jeune chercheuse en histoire « contemporaine » avait émis une hypothèse qui en vaut bien d’autres.
Ce qui s’est passé entre 2020 et 2048, c’est que d’un coup plus de 2 millénaires de soustractions calculées par les anciens avaient changé de dimension, changé de table.
Avec la même brutalité qu’en 2020, date de la première décision mondiale commune non concertée, l’ordre des choses avait commencé à s’inverser. Inversion des âges, inversion des rôles, inversion des priorités et même Inversion des pôles.
Tous les pays du monde avaient renversé la gérontocratie. La sagesse des anciens avait eu plus de deux millénaires pour convaincre de son inefficience. Le bénéfice de l’âge s’était renversé comme une carte à jouer. La limite d’âge politique, celle de la fin de carrière, avait été fixée à 60 ans dans tous les pays du monde et la guerre de terrain confiée à des hommes et des femmes d’expérience, donc conscription à partir de 70 ans. La généralisation mondiale de cette réforme avait mis tous les pays sur un pied d’égalité. Elle avait raccourci considérablement la durée des conflits, envoyé à la mort les ayatollahs, les prêcheurs révolutionnaires, les patrons de grands fabricants d’armes et leurs ingénieurs, les démiurges des sectes les plus absolutistes, les intégristes de tous poils.
C’est donc la base du projet de thèse de Victoire.
Cette situation avait été à l’origine de la découverte de Victoire, elle en était convaincue. Les chiffres lui avaient servi… à comprendre l’Histoire, et aujourd’hui à expliquer à ses parents qu’il y a dans le monde beaucoup de choses aussi importantes que « compter ». Il lui restait à les convaincre… convaincre qu’elle n’avait pas rêvé.
Et que sur ce sujet les recherches ne font que commencer.
Auteur: Louis Le Mizieu