La chaussée de l’ogre
C’est au loin, que j’ai entendu le clapot de tes pas. Et enfin, te voilà ! Tiens, le sais-tu ? Ce ruisseau, dans lequel tes pieds baignent, son nom est : Appeauésie.
Oh, je t’ai surpris. Tu pensais être seul ? Tu le seras, bientôt. Nous le sommes tous. Mais poursuis ton chemin, tandis que je te parle.
Tu te fais hésitant, à présent. Et comment t’en blâmer ? Un inconnu t’invite à aller quelque part ! Alors, tu te méfies, tu te tends, tu redoubles de vigilance, tu te tiens prêt à faire demi-tour : rien de plus normal.
Ces catacombes, dans lesquelles tu viens de pénétrer, je ne peux d’ailleurs pas t’assurer de ce que tu y trouveras. De même, je ne peux pas te garantir que tu n’y seras pas malmené, que c’est une route sans péril, ou que des joies t’attendent. Et nous assurer de ce qui adviendra, qui le peut ! Au-devant de tes pas, il n’y a que ton incertitude. Quant à faire la rencontre de périls, de joies, de déceptions, de découvertes ? Possible. C’est le seul mot qui convienne. Mais, continue !
Oui, je le vois bien : tu te demandes d’où je t’observe, tu cherches d’où provient ma voix. Renonce, ne perds pas de temps à me guetter : regarde où tu marches, regarde où tu vas. Ton attention ne doit aller qu’à ce que tu distingues : il n’y a que tes perceptions qui comptent, et elles seules. Car c’est ce que l’on perçoit, qui fait le chemin, et pas l’inverse. De toute façon, ma voix, tu ne lui trouveras aucun corps, autre que ces galeries.
Tu me demandes ce que je suis ? Si je… ? Suis « un fantôme » ? Non, je ne pense pas en être un. J’ai une existence propre. J’existe encore, quelque part. Et pour sûr, ici, où tu entres à peine, j’existe à plein, et de bien des manières.
Des histoires de fantômes ! En as-tu déjà entendu ? « Oui » dis-tu ? Bien sûr que oui… Personne n’a jamais pu prouver en avoir vu, mais tout le monde dira en avoir lu ou entendu des récits.
Les mystères, c’est ce qu’il y a de plus répandu, de plus populaire. Le connu, ce qui est su, au contraire, ça s’oublie vite. Ça a trop le vulgaire du commun.
Eh bien moi, de fantôme, j’en connais un. Tu ne me crois pas ? Je peux te le présenter !
[…] Tu es sceptique, je le sens. Mais tu continues d’avancer, et cela, ça me plaît.
Si ce n’est pas aux fantômes, crois-tu aux histoires d’amour, dans ce cas ? As-tu déjà aimé ?… Tu dis ? « Qu’elle fait pédante » ma question « et que c’est bien indiscret de la part de quelqu’un » que tu ne connais pas. Je comprends. Dans tous les cas, des histoires d’amour, je n’en ai pas à te raconter. Il te faudra compter sur autre chose pour divertir tes pas.
Oui, tu as raison : ne parlons pas d’amour. C’est un sujet qui fâche, et il est trop tôt dans notre rencontre pour que nous nous fâchions. Ceci, simplement : histoires de fantômes, ou histoires d’amour, parfois ça revient au même. […]
Si ce n’est pas à propos d’amour, puis-je me permettre une assertion ? Je te soupçonne d’aimer le voyage. Pourquoi ? Mais parce que tu es ici, voyons ! Tu t’es engagé dans mes galeries, sans savoir où elles mènent, et tu t’y enfonces à chaque seconde un peu plus. Pour moi, quelqu’un qui décide d’aller quelque part sans savoir où il va, c’est nécessairement quelqu’un qui aime voyager. Alors ? Ai-je vu juste ? « Peut-être » ? D’accord.
Des histoires de voyage, j’en aurais à te raconter. Une, bien en particulier, d’ailleurs.
« Dans quel pays était-ce » ? Je pourrais te le montrer sur une carte… Mais bien sûr, tu n’as pas de carte : tu pars à l’aventure. Et à quoi sert une carte, quand on part à l’aventure, hein ? Oui, c’est tout à fait comme tu le dis « ce serait comme d’emmener une bougie en partant faire de la plongée » … Donc tu n’as pas de carte, et je n’en ai pas non plus.
Et puis, si je t’avais montré le pays sur une carte, ça n’aurait pas dit grand-chose du voyage que j’ai à l’esprit. Je suis allé là-bas, oui, mais en allant là-bas, je suis allé en bien d’autres endroits. Que ? Que je suis « trop énigmatique » ? Je comprends que tu me fasses cette remarque ! Mais, crois-moi, te dire les noms de ces endroits ne t’avancera pas bien plus… […] Bon! Puisque tu n’en démords pas, je peux t’en donner quelques-uns, mais vraiment, de simples noms ne te seront pas bien utiles : il y a peu, je suis parti voyager à l’Est. « L’Est de » ? Mais de l’Europe, voyons ! Cela me paraît évident. Et quand je suis arrivé là-bas, j’ai voyagé encore, et encore. Non, non, je ne suis pas allé « à l’extrême-Est ». Mais comme toi en ce moment, que tu marches, je me suis engagé dans d’autres pays. Leurs noms ? Oui, si tu veux… Par exemple, j’ai découvert ces contrées que l’on nomme Occidorience et Occidorient. Comment ça, « ces pays n’existent pas » ? Bien sûr, qu’ils existent, j’y suis allé ! J’ai même rencontré nombre d’habitants de ces régions ! […] Et voilà, encore une fois, tu ne me crois pas.
[…] Tiens ! Où donc n’as-tu encore jamais été ? « En Argentine ». Ah, tu ne sais pas sur quoi tu as mis le doigt. Mais passons, tu comprendras mieux plus tard. Donc, tu n’as jamais été en Argentine. Alors, voici une question toute simple que je te pose : si tu n’as jamais été en Argentine, qu’est-ce qui te dit que l’Argentine existe bel et bien ? Eh ! Eh bien, je t’oppose le même raisonnement : moi, l’Occidorience et l’Occidorient, je les ai vus, comme je t’entends !
« Des provinces d’un Etat connu » ? Oui, en quelque sorte. Si cela te fait croire à ce que je te dis de mon voyage. Mais dans ce cas, il est bien d’autres provinces dont je pourrais te parler.
« Et le Vulnérabilistan » ? Que tu demandes ! Où donc as-tu entendu parler du Vulnérabilistan ? C’est un pays que je crois bien être le seul à avoir jamais visité. « C’était gravé à l’entrée ». Ah, oui.
Le Vulnérabilistan… Mais non. Il est trop tôt pour te parler du Vulnérabilistan. J’ai traversé bien des pays, avant d’y parvenir ; si je t’en parle maintenant, cela n’aura aucun sens. […] Oui, oui « il se trouve à l’Est » aussi. A l’Est de toute chose. Et au Sud, aussi.
Non, pas « en Grèce ou en Turquie ». Tu vois ! Tu es pressé de savoir, et tout se mélange déjà. Cependant, tu as raison : mon voyage est passé par la Grèce. Mais à la vérité, il a emprunté bien des directions. Laisse-moi te les dire dans l’ordre que je jugerai le meilleur !
« Dans ce cas, au cours de ces voyages… » qu’ai-je vu ? Oh mais, bien des lieux ! Un fleuve, des ponts, un palais -un sérail, même ! – une basilique, et …
Mais pourquoi ne me laisses-tu pas raconter ? Enuméré comme ça, cela sonne creux et réducteur ! Et puis, il n’y a pas eu que des lieux, il y a eu des personnes, aussi. « Des femmes ? ». Bien sûr, qu’il y en a eu, des femmes ! Mais ce n’est pas ce que tu crois… Ah, mais ! Ne me laisseras-tu donc pas tisser le fil de mon histoire ? Et puis ! Tu me questionnes sur les femmes, alors que toi-même, tu m’as cordialement envoyé balader quand je t’ai parlé d’amour. Tu n’es pas bien constant dans tes pudeurs ! « L’amour et les femmes, ce n’est pas la même chose » ? Oui, c’est vrai. Mais ça peut l’être, quand même. Ça l’est, souvent. […]
Je ne sais plus ce que je voulais te dire. « Des pays pas connus, des lieux, des personnes, ce que… » j’ai vu, ah oui. Oh, j’ai vu, j’ai vu… J’ai rencontré, j’ai découvert, j’ai vécu… !
… Des instants faits de danses enfantines, de déserts, de tricycles, d’ivresses. Et tu ne me croirais pas ! J’ai volé au-dessus du chaos, je suis allé en prison, j’ai vu un loup, un vieil ogre, des meutes aigries, une sororité, de maigres esprits, j’ai été jusque dans la contrée des Cent-Ciels, j’ai plongé dans des puits, j’ai découvert la Providence, j’ai tempêté contre un ogre capricieux, j’ai causé avec une bête sauvage qui s’est faite peluche, je suis entré dans un hôtel monumental, j’ai volé au-dessus d’un cours d’eau, j’ai failli me noyer ; une pierre tranchante et des vautours ont guetté ma peau, j’ai déjeuné auprès d’un glouton slave, quand un autre a maugréé après moi. Dora m’a parlé d’esclavage, Merci m’a compté les pétales d’une marguerite, Vergrisant m’a fait traverser une plaine terrifiante, Carly m’a parlé d’une cure, ma fosse s’est moins remplie d’encre que bien des rues ; on m’a enseigné une nouvelle mythologie, une pieuvre est sortie d’un fleuve d’eau douce, mais tiède surtout, et j’ai même été molesté par un autre vieillard qui regrettait sa splendeur passée, du temps où il pouvait enfiler une robe jaune et…
Ah ! Tu vois que c’est imbitable ! Je t’ai perdu ! Et à dessein. Comprends-tu à présent que tu gagnerais à m’écouter ? Nous y gagnerions tous les deux. Plutôt que de me faire réciter une liste de mes goûts, impressions et découvertes, et faire que cette conversation ne rime plus à rien ! Arrête donc de m’assaillir de tes questions et de tes méfiances. Fais-moi confiance, permets-moi de te guider jusqu’à ce point où je veux t’emmener, pour t’y laisser. Je connais les chemins de ces catacombes ; tout ce qui compose ces environs est l’écho de mes pas. Je sais les créatures qui habitent cet antre, car il est mien.
[…] Oui, tu as bien entendu, je vais te laisser seul, bientôt. Tu n’auras pas besoin de moi, tu pourras aller seul. Il ne servirait à rien que je t’accompagne, que ferais-tu de commentaires, de détails ?
Tes trouvailles ne seront pas les miennes, tes ferveurs -s’il t’en vient- n’auront rien de semblable à celles qui me font t’inviter dans mon domaine. Car quand bien même te dirais-je précisément ce que j’ai aimé, ce qui m’a marqué, ce que j’ai détesté : l’important ne sera-t-il encore pas ce que toi, tu apprécieras, haïras ou aimeras de ce périple ? Un voyage, c’est comme une lecture ! Ce sont des perceptions qui nous sont propres : on a beau raconter, on a beau en parler, et beaucoup en débattre, tout est toujours mouliné par un prisme que nous n’aurons jamais : la vie de l’autre, dont l’avis sera nécessairement autre. Jamais, d’une lecture ou d’un voyage, cet autre ne soulignera les mêmes passages, ni ne prendra les mêmes lignes. Sur les voies de l’esprit, c’est jusqu’aux destinations, qui diffèrent ! En fait, on ne fait jamais que s’y croiser, dans ces ciels qui s’appellent Ailleurs ou Pensée. Et qu’ils fleurissent de bleu ou de grisailles, d’heures colorées ou d’éternités tristes et livides, tout ce qu’il y a à espérer, c’est qu’ils se croisent, se rejoignent, de temps à autre. Un prisme, ça s’étoffe ! C’est pour cela qu’on voyage, c’est pour cela qu’on lit.
Et si je vais te laisser seul très bientôt, c’est parce que ces choses ne peuvent se faire « accompagné ». Ce que tu trouveras, à vrai dire, je ne le sais pas moi-même. C’est dans la solitude que les choses s’éclairent, alors que notre peur de nous-même nous suggère toujours le contraire : que la présence d’un autre illumine et nous garde de l’obscurité. Dans nos vies, ces dédales, si l’on se croise, si l’on se rencontre ou même qu’un temps, on se suit, il ne faut jamais que cela soit prémédité. Passer sa vie à se chercher les uns les autres, c’est la garantie de se perdre soi. Factices, ces lumières pâliront toujours devant un feu intérieur.
« Et l’amour, alors » ? Oh, mais n’avons-nous pas dit que nous ne parlions pas d’amour ? Et puis, l’amour, c’est autre chose, de toute façon. L’amour, c’est toujours autre chose.
[…] Dans peu de temps, nous y serons. Et alors, tu n’auras plus qu’à aller, là-bas. Et seul, pour découvrir toi-même cet endroit dont je te parle, avec tes propres papilles, le croquer de ton propre œil.
[…] Petit, as-tu joué à ce jeu, avec tes parents ? Ils te prenaient les mains, tu montais sur leurs chaussures, et tes pas suivaient celui de leurs pieds. Tu te laissais porter. Puis venait un moment où le rythme ne te convenait plus, ou que le sens, la direction, n’étaient pas ceux que tu voulais : vous ne vous compreniez plus. Alors, tu descendais, mais en gardant une chose : ton insouciance. Et tu poursuivais ton chemin, suivant d’autres rythmes, d’autres allures et d’autres vitesses. Le rythme nouveau, toujours bercé par ton insouciance, c’était ton sens. Parfois, le rythme, c’est le sens. Le sens, et rien d’autre. Que je « divague encore ! De quoi est-ce que » je parle ? Tu comprendras, en temps voulu.
[…] Oh mais, regarde devant, tu es arrivé. Le point d’entrée vers les pays dont je t’ai parlé en chemin. Le point d’entrée vers là-bas. Oui, c’est ici que je vais te laisser. Comment ça « il n’y a rien qu’une mare » ? Non, vois plutôt ! Le ruisseau-Appeauésie marque un temps, ici. Approches-en. Vois, tes jambes baignent un peu plus profondément, à mesure que tu avances.
Lorsque tu passeras la tête sous l’eau, tu verras une voûte. Une fois franchie, tu n’auras plus qu’à aller. Si « c’est profond » ? Le mieux, ce serait encore que tu te lestes un peu pour l’atteindre ! D’ailleurs, tu me rendrais service. Vois-tu ces petites pierres brillantes sous la surface ? Le ressac du cours d’eau les a rejetées ici. Ce sont des fragments, qui se sont décrochés des parois, plus loin.
Ces fragments, ramasse-les, veux-tu ? Mets-les dans tes poches, ils te permettront de rallier la voûte. Simplement, parvenu plus loin sur l’Appeauésie, tu trouveras là où ils manquent. Pourras-tu les replacer pour moi ? Ne t’inquiète pas, cela n’a rien de bien compliqué.
« Là-bas, comment aller là-bas, si » je ne t’accompagne plus ? Je te l’ai dit, tu n’as qu’à aller ! Si tu te penses perdu, suis le cours d’eau. C’est comme je te disais : laisse-toi porter.
[…] Comment verras-tu « les pays dont » je t’ai parlé ? Regarde aux murs, scrute les parois : touche-les du regard, et les pays t’apparaîtront. Tu n’as qu’à suivre le cours d’eau, suis l’Appeauésie. Il te sera le meilleur des guides. Silencieusement, sous-terrain, il va. C’est la seule suggestion que je puisse te faire, de l’imiter dans son mouvement : aller.
Engage-toi. Tu n’as qu’à aller ! Oui, va, va. Cette voie sur laquelle tu pénètres, elle s’appelle la Chaussée de l’Ogre. Allons, va.
Jean-Marie Loison-Mochon
Vulnérabilistan