Vous devriez vous méfier de la violence. Elle se conjugue mal avec vous. Madame je vous dis ça de la violence… parlant autant de la vôtre que de celle du monde.
Cinq minutes que j’attends au Café de l’ombre, qu’une de ces tables se libère en bord de Neste. La voilà, objet du crime que vous me faites. Tandis que je jette dessus un sac de figues ainsi que mon livre, dans mon dos vous arrivez, pour poser vos fesses sur l’une des chaises. « Non monsieur, cette table est déjà prise » que vous me lancez. Bon.
Je vous regarde, ne vous rétorquant rien que de factuel : moi à l’instant, des figues, un livre. Mais en esprit cette table est vôtre déjà, à la manière d’un éphémère territoire. Alors vous souriez en pointant cette autre chaise, autre table sous l’arbre, où rien ne m’a été servi. « Non monsieur, vous aviez déjà votre place ». Quel manque de respect, je vous le dis clairement. Vous en souriez fièrement, voyant votre petit mari arriver, souriant aussi, narquois pour moi, complaisant pour vous. Vous avez la table, il vous faut aussi le dernier mot « manque de respect, non, vous avez déjà votre place ». Bon.
Je retourne m’asseoir, vois nos voisins tous un peu interloqués, chacun prenant son parti sûrement. Elle a raison, elle s’est assise, lui non ou alors quand même elle abuse, il est bien gentil de n’avoir rien dit de plus. De la violence c’est vrai : chacun prend son parti.
Moi, je le redis, j’ai pris celui de ne pas m’asseoir en face de vous. Il restait mon sac à l’endroit que j’avais délaissé, et dans tous les cas je pense que votre mauvaise foi aurait manqué de conversation. Je repars, ne manque pas d’entendre que vous en rajoutez radieuse, racontant à votre mari et votre belle-mère la scène, à laquelle ils viennent pourtant d’assister. Chacun prend son parti : eux se sont assis aussi.
Sans tomber dans le cliché, je vous imaginerais moins conteuse que conseillère bancaire ou commerciale, que vous fîtes accéder ou céder, à la propriété ou vos faveurs, d’une table ou d’autre chose c’est un peu le même métier. Essuyant encore quelques regards, moqueurs et virils ou compatissants mais pas trop, moi j’attends que ça se tasse, reprends ma lecture, le café arrive mais sa tasse après vos pintes tout de même. Bon.
Mon livre bien avancé, le café presque fini, vos bières sifflées, vous vous levez, passez près de moi et probablement avec gentillesse me faites « la table est libre ». Tout aussi aimable, je pose mon livre, m’adosse, vous souris. Je ne sais comment, ce sourire vous déplaît comme trop d’adverbes dans un bouquin, puisque vous finissez de passer non sans bousculer le plastique branlant de ma place et y laissez traîner votre bras, maladroitement… ballant. Mon fond de café renversé sur ce livre que je vais vous suggérer, bien que vous ne le lussiez probablement jamais, puisqu’il se conjugue très mal ou trop bien à tout ça qui suivit. Une femme en pousse un Oh ! d’autres sourient tout bas, vous vous confondez d’une probable sincérité dans un « excusez-moi, vraiment ». Bon. Si c’est vraiment, pourquoi tomber dans de la véhémence ? Vous partez, la foire de tout ça passe dans les tablées qui se vident, se remplissent, les forains sur la place font tourner le manège et changent de disque.
Le café est revenu à niveau, moi presque au calme : vous aussi après un tour comme à la parade dans l’air du soir de ce petit village. A la balustrade non loin, vous vous accoudez en surplomb de la Neste. Vous commandez trois nouvelles pintes, voulant les boire debout, le serveur repart, la même table se libère et vous évoque dans ma direction ce « oh chéri, il y a notre table de libre tu as vu ? ». Vous avez été bien aimable sûrement, de dire cette chose assez distinctement pour que je l’entende, à défaut que nous nous entendîmes. La table libre, vous fîtes donc bien d’y revenir, à ce Café de l’ombre. C’est tout à fait dommage, j’y serais bien revenu aussi à l’avenir, ce lieu si agréable pour y lire un livre ou quelque nouvelle traînant dans le canard local. Mais… la suite.
Deux pintes en main, plus une que votre belle-mère ne boit pas de suite car ça lui tourne peut-être. Elle la pose sur la table, votre table et c’est incontestable alors, vous laissez les chaises libres. Sûrement à qui la musicalité de la Neste fera sentir un peu de fatigue. En commençant tout ça, je vous l’ai dit, vous auriez dû vous méfier de la violence. Cette fois je ne commets pas d’erreur dans la conjugaison. Les gendarmes arrivent, je vais vous laisser. Sûrement qu’ils me demanderont, aussi aimablement que vous le fîtes, ce que quelqu’une de vos dents fait sur le métal de la rambarde, ou de cette poignée de vos boucles que je tiens en main. Probablement avec la même amabilité, vont-ils questionner ce tesson que je tiens dans l’autre, le respect dans lequel ça tint tous ces gens autour ou presque, si l’on excepte un héros malheureux, ensommeillé au sol maintenant. Ils ne me demanderont pas pour le sang -le mien- que le bonhomme a voulu me faire verser à l’arcade. Les gendarmes me questionneront pour sûr aussi, sur cette posture étrange et voûtée et affalée prise par votre mari, après que le verre lui eut bien descendu le gosier, bavant l’hémoglobine et la bière. A un café, descendre des verres et de la bibine ? Ce sont de ces choses qui arrivent. Enfin ils m’interrogeront, très sûrement avec urgence mais grande politesse toujours, sur l’endroit où je viens de vous laisser, car disais-je : je vous laisse. Dériver, je ne sais pas si je leur confierai de suite où. Quand le conflit règne, ne faut-il pas laisser le temps aux choses de se tasser ? Le tesson est de cet avis, les quelques gens autour en sont tout aussi décomposés. Maintenant, si vous ne sortiez pas de là mais que vous partîtes noyer votre chagrin, celui d’avoir perdu quelques dents et votre mari… si vous ne sortez pas de la rivière mais qu’a contrario je sorte un jour, soyez assurés votre homme et vous, que je ne manquerai pas, avec toute l’amabilité du monde, d’y aller. Que j’irai ! Cracher sur vos tombes.
Jean-Marie Loison-Mochon
Le reflet de l’ombre