Avec des tomates fraîches mais pas froides ou de la confiture de framboise si telle est l’envie du moment, et puis surtout du beurre salé -devoir d’assimilation des coutumes locales, certainement pas un plaisir- la baguette farine de maïs est devenue un incontournable du premier repas de mademoiselle.
Alors ce matin comme tous les matins avant le petit-déjeuner, pour avoir tout ce qu’il faut à table, Margaux a pris sa voiture, tourné à droite au bout du lotissement et filé droit au bourg du village. A toute blinde, ça va de soi.
Toutefois samedi, jour de marché, voilà qu’elle met finalement du temps à rentrer. Pas impossible, en effet, que son instinct de prédateur et son odorat surdéveloppés pour les bonnes choses ne l’aient faite dériver jusqu’aux étals. Et puisque les huîtres, les asperges et les fraises comptent parmi les proies les plus particulièrement mobiles, il doit y avoir là l’explication du délai supplémentaire : repérage, sélection, capture.
A la façon dont soudain on ouvre laborieusement la porte d’entrée, il n’est plus possible de s’être trompé. Le processus, clinique et sans pitié, a été appliqué à la lettre : le bruit caractéristique d’une pile de sachets-papier se fait entendre depuis les bras de Margaux.
L’air coupable mais surtout ravi et plein d’appétit, elle embrasse son compagnon et tandis que la table finit d’être installée, raconte sa virée.
« J’ai vu ton pote, là… Mais si, tu sais, celui qui change de place l’avertisseur de vitesse deux ou trois fois dans la journée… Oui, voilà, le flic municipal ! Il avait pas l’air malheureux, ni débordé : il prenait le soleil en causant avec les maraîchers.
Oui bon, j’avoue, après la boulangerie j’ai aperçu le marché au bout de la rue et j’ai pas résisté.
Je sais pas si tu t’rappelles, la première fois que j’y suis allée ? J’avais voulu acheter des fraises et je m’étais approchée du stand d’un vieux monsieur en lançant un grand bonjour, comme une fleur ! Puis j’avais vu les prix exorbitants et détourné le regard vers le primeur d’à côté, comme si je n’avais rien dit mais gênée.
Cette fois, j’y suis allée !
Je ne sais pas si c’est parce qu’il doit bien avoir 70 ans mais il avait l’air tout perdu, tout penaud, comme de ne pas assumer d’être là.
Entre lui et moi, devant dans la file il y avait une dame, bien la soixantaine et plutôt très bourgeoise de style. Je suis arrivée tôt comme elle, et le vieux monsieur il n’avait même pas encore affiché ses prix.
Du coup la dame, pas gênée pour un sou alors qu’elle doit en avoir pas mal dans les poches, elle va voir l’étal du mec d’à côté, en disant au vieux d’attendre.
Pas le choix, il attend, lui un peu mal à l’aise face à moi et tous les gens qui patientent derrière.
Et puis quand même, l’autre, elle revient et lui sort : votre collègue, là, il la vend 7,50€ sa barquette. Moi, je vous en offre 6,50€, parce qu’elles sont moins belles, les vôtres. Ça vous va ?
Il était tôt et je pense vraiment que le vieux monsieur n’avait pas eu le temps d’afficher ses prix. Parce qu’il est obligé sinon, j’crois bien.
Et là, toujours la mine comme de ne pas savoir où se mettre, ou de trop oser rien dire, il répond d’accord madame !
Mais pour y être allée l’autre fois, moi j’sais bien qu’il les vendait au moins 7,50€ ses fraises, le monsieur ! Pourtant avec ses mains noircies, celles d’un homme de la terre, tu vois, eh ben il lui a tendu la barquette. Et il a pris toute la mitraille que la patte blanche de c’t’animale de bonne femme lui donnait en échange :
– J’ai trop de pièces inutiles dans mon petit porte-monnaie, ça ne vous dérange pas que je m’en débarrasse avec vous ?
-Non non, madame.
Ben voyons ! Elles étaient déjà dans les gros doigts vieillis du monsieur quand elle lui a demandé. Les petites pièces cuivrées, il les a versées dans sa caisse, sans recompter. Et puis il lui a souhaité un bonne journée madame, merci.
Et l’autre, l’air digne avec le menton redressé, elle est repartie avec sa barquette, son caban et son caniche, paraissant avoir fait une bonne action genre : ah, je fais marcher le petit commerce local, moi. Alors qu’au fond, elle devait plutôt se féliciter d’avoir fait plier le vieux, d’avoir gagné, pour un euro symbolique.
Et ça m’a rendue folle, cette scène ! Façon tu vois, je te nique… Quoi ? Bien sûr qu’ils ont ce vocabulaire-là ! Plus que les autres même, ils aiment ça. Donc, façon : tu vois j’te nique, mais pour pas beaucoup. Ça ne peut pas te faire de mal et à moi, ça me fait du bien. Je te nique, juste pour le principe ! Elle s’est servie du bon caractère un peu endormi et des bonnes manières du vieux monsieur pour s’engouffrer dans la brèche des prix pas encore affichés. Et bam ! Ni vu, ni connu…
Forcément moi je suis arrivée derrière et je lui ai demandé une barquette aussi. Ce n’était pas de la pitié que j’avais pour lui. Plutôt de la sympathie et de la gêne. Quoique peut-être que la pitié, c’est de la sympathie générée par de la gêne…
Mais bon tu sais bien toi, c’que j’en pense ! J’ai trop vu mon père aller au bras de fer pour écouler ce qu’il produisait, à un prix décent, à la hauteur de ce qu’il travaille.
Parce que le vieux monsieur, là, avec ses paluches toutes noires, les fraises, c’est garanti qu’il les a plantées, faites pousser et cueillies lui-même !
Alors que l’autre primeur à côté, il les avait achetées, les siennes… Lui, c’est qu’un receleur. Il les choisit déjà matures, bien fermes, bien charnues, avec de belles courbes et de belles couleurs. Il n’a aucun effort à faire ! Il les achète et il les revend. Ouais, voilà… Il n’a rien à faire. C’est pas un primeur, c’est un revendeur. Un maquereau entre l’étale du boucher et celle du poissonnier.
Tandis que le vieux monsieur, lui, il a pris les fruits que la nature lui a donné, comme il a pris les pièces cuivrées que l’autre dame, bien mûre comme lui, a bien voulu lui donner aussi. Ouais, bon, j’arrête… ça m’énerve, c’est tout !
Enfin après, comme j’te disais ç’a été mon tour d’acheter des fraises. Le vieux monsieur il m’a regardé et toute la file derrière.
Et qu’est-ce que tu voulais qu’il fasse ? Ben il m’a vendu les fraises 6,50€. Et il a sûrement dû faire le même prix au moins à tous les gens qui étaient dans mon dos à ce moment-là, puisqu’on avait assisté à sa première vente.
Il était un peu hagard, j’t’avoue. J’sais pas si c’était la vieillesse, l’heure très matinale ou de réaliser qu’il venait de se faire rouler…
Il m’a donné une barquette mais sans rien dire. On s’est regardé l’espace d’une seconde, et il a quand même fait ah, oui ! 6,50€ s’il vous plaît. Du coup je lui ai tendu un billet de vingt, j’avais que ça. Et là, je ne pense pas qu’il ait voulu se refaire la fraise sur ma pomme, il devait juste être distrait ou perdu, mais il ne m’a rendu que 3,50€. Je l’ai regardé de nouveau, il avait vraiment l’air ailleurs hein. Alors j’ai souri, et attendu sans ranger les sous. Puis il a dit ah, oui ! Il manque 10€. J’ai rien dit, vraiment. Je pense qu’il était un peu confus, pour de vrai.
Enfin… Voilà l’histoire des fraises que t’auras dans ton assiette ce midi.
Ah et ! Je t’ai pas encore prévenu. Mais aujourd’hui ou demain, c’est possible qu’on vienne sonner à la porte. J’imagine que ce sera le flic municipal…
Bah ouais, après la baguette de maïs, mon tour de marché et le coup des fraises, je suis remontée dans la voiture, que j’avais garée dans une ruelle. Et là, dès le premier passage piéton, il y a une vieille qui traverse avec son caniche, son caban et dessus, pour qu’elle soit pas écrasée, une barquette de fraises… Mais bon ! Je crois bien qu’on m’a vu…
Mais non ! Je plaisante ! Enfin, si seulement…
Si seulement j’avais eu le droit ! Pour la morale de l’histoire, tu vois. Parce que le droit, elle, elle en avait pas besoin. Mais elle se l’est donné quand même. Elle l’a pris.
Jean-Marie Loison-Mochon
Juillet