Hava [Juillet]

Hava - Juillet - Jean-Marie Loison-Mochon

Il n’y a pas de hasard. Hava est en Argentine depuis quelques mois, et elle réalise seulement maintenant la donc fausse coïncidence. La fête nationale du pays a lieu tous les 9 juillet. Or le 9 juillet, c’est le jour de naissance de Jules.

Quelque temps après s’être séparée de lui, Hava aurait pu décider de fuir son chagrin et bien d’autres choses dans n’importe quel pays. Pourtant non, elle est allée se ficher en exil infiniment loin oui, mais dans le seul état du monde qui tire des feux d’artifice le 9 juillet.

Alors dans les rues de Buenos Aires, Hava est là à errer au milieu de foules joyeuses et imbibées.

Pour dessiner au calme dans un café ce soir comme elle le fait depuis son retour a capital, c’est foutu. Déjà, il y a le bruit. Parce que des villes et des pays, elle en a vus mais Buenos Aires, c’est la ville du bruit. Et puis toutes les saynètes qu’elle pourrait dessiner, elles sont bien trop mouvantes et éméchées, et donc sortie de leur exubérance habituelle pour finir correctement sous son crayon. Le naturel très expansif -logiquement très italien- des porteños est ce qu’elle cherche de l’œil à longueur de temps.

 

Le calme et la lenteur sont véritablement absents de certains quartiers de CABA[1]. C’est le cas du Centro en semaine. Les locations n’y sont pas chères mais cela se comprend facilement, tellement le concert permanent des voitures ulcérées se fait entendre.

Hava a fini par se dire que le coup de klaxon fait partie du langage argentin, au même titre que ces mots qu’elle n’a jamais appris en cours d’espagnol.

Un serveur -bien qu’un peu trop intéressé par le fait de dispenser sa linguistique- lui a expliqué qu’il s’agit du lunfardo, c’est-à-dire des expressions qu’il n’est possible d’entendre qu’ici, à Buenos Aires.

 

D’autres zones de la ville dansent sur le dos du bruit comme c’est inévitablement le cas de San Telmo, avec sa Dorrego pour épicentre. La place fêtera le tango un jour tel que celui-ci, alors il ne sert à rien pour Hava d’aller y mettre les pieds. La danse, ce n’est pas trop son truc. L’exubérance non plus, quoiqu’elle en exprime d’une certaine manière dans ses croquis, ou sa façon de regarder le monde. Si elle n’était pas un peu marginale, ou excentrique, ou différente, Hava ne serait après tout pas venue ici après avoir quitté tout ce (et tous ceux) qui faisaient sa vie en France.

Non Hava ne colle pas au profil typique de l’Argentine et ses gens, mais elle se sent dans ce pays un peu mieux à l’abri d’elle-même qu’au milieu des millions de racines et ramifications qui tressent son passé. Les pans les plus verts ligotent encore son cœur fréquemment. Peut-être est-elle différente du peuple d’ici mais sa vulnérabilité actuelle la ferait de toute façon différer de tout individu qu’elle rencontrerait. Hava a besoin de ces rencontres, de contacts, d’échanges mais c’est aussi pour aller creuser en-dedans d’elle-même. Ça, elle ne le sait pas. Tout au plus est-ce son inconscient qui l’a poussée sur la route de l’hémisphère Sud.

 

Hava ne sait pas pourquoi elle est partie, de cette relation avec Jules. Enfin, elle s’est plus ou moins donné des raisons par la suite pour se l’expliquer. Mais le soir de la rupture, c’est justement comme s’il n’y avait pas eu séparation. Le moment de se dire bonsoir, de se dire vraiment au revoir, il est venu comme ça. Un cinéma de l’avenue Corrientes lui y fait penser.

Ce soir du 20 décembre, ils s’étaient retrouvés après un mois loin l’un de l’autre.

Hava revoit Jules marchant dans la neige, emmitouflé dans son manteau, sortir de chez ses parents. Il y est depuis quelques semaines, depuis qu’il a quitté son travail dans un EPHAD de la banlieue lyonnaise. Il y était depuis plusieurs années, apprécié, reconnu pour sa compétence et sa gentillesse.

Mais il avait besoin de changement, de quitter Lyon et c’est dans ces espoirs de migration qu’Hava et lui s’étaient rencontrés. Hava ne reviendrait pour rien au monde dans le misérable emploi de commis de laboratoire, avec lequel elle achevait alors son contrat. Hava avait déjà l’Argentine en tête avant de rencontrer Jules. Ça l’amuse un peu plus encore de se dire qu’elle songeait déjà à partir trouver la liberté et l’indépendance, et avoir envie d’y renoncer parce qu’elle rencontrait justement Jules, Monsieur-9-Juillet.

Elle avait sincèrement conçu d’y renoncer, parce que tous deux -tous trois- pris dans le vent du changement, ils envisageaient sérieusement d’aller à Annecy commencer ensemble une toute nouvelle vie. Ils avaient bien essayé avec insistance, mais les génies ne sortent pas de la lampe comme on le prétend.

Pendant plusieurs mois, Hava, et Jules et Evan avaient vécu leur histoire d’amour, leur histoire de famille nouvelle dans des chemins non éclairés, bel et bien privés des lueurs emploi, logement et autres vers luisants aussi futiles qu’indispensables lorsque l’on avance dans le noir.

 

Bouche bée comme une enfant béate d’un spectacle, Hava regarde ce cinéma sur Corrientes. Elle regarde le champ du souvenir. Il s’est ouvert d’un rien comme une flaque d’eau que l’on effleure du bout du pied et qui se trouble.

Pour un rien oui, elle revoit Jules sortir dans la neige sans Evan. En convenant de la soirée, ils n’ont même pas eu à se concerter sur le fait que ces quelques heures, il fallait les passer sans le fils de Jules. Qu’aurait compris un enfant de trois ans à ces instants au bout desquels deux adultes amoureux se disent adieu ? Eux-mêmes ne le comprenaient pas. Ils le savaient, c’est tout. Et puis Evan n’aurait pas eu le droit de boire saké sur saké au restaurant japonais, il n’aurait rien compris non plus à cette mauvaise adaptation de la Promesse de l’aube. Non, sans une mère de sang décente, et sur le point d’en perdre une de substitution, il n’aurait pas pu saisir, ne serait-ce que les premiers mots. Lui, tout serein de ses premiers pas maintenant courus, qu’aurait-il entendu dans un avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais ?  A l’aube de toutes ses promesses, il valait mieux qu’Evan reste au chaud, béat comme Hava ce soir à Buenos Aires, à regarder l’histoire d’Aladin. Des contes dont le génie de l’enfance sait faire des réalités auxquelles croire.

 

La Hava de BA a les pieds dans la neige comme Jules ce soir d’il y a deux ans et demi, mais quatre heures après. Elle est là, à ne pas savoir quoi faire de ce qui passe dans ses pensées. Elle ne veut plus pleurer sur le passé, pas en public. Elle veut être digne dans la douleur comme l’homme qu’elle aimait, qu’elle aimera toujours, comme tous ceux dont on tombe un jour amoureux.

Hava ne voit que le blanc et noir de ces minuits passés, le visage placide de son Jules qui l’observe remonter en voiture. Elle l’a déposé sur le bord, de la route, de la rue de ses parents, comme ce baiser un instant après ; le dernier. L’ironie avait voulu qu’elle lui rende une caisse de vin, plus une bouteille de champagne achetée pour fêter son permis.

Le néon du cinéma clignote tandis que le passé n’en finit pas de se décomposer. Tout est si vivace encore dans les clignements d’yeux d’Hava, comme mis au présent à volonté ; une prison privée de futur. Quand on a un air persistant dans la tête, on dit qu’il faut le fredonner, ou l’écouter. Alors pour arriver à désincarcérer ses chaussures du sol de l’avenue, elle se force à revoir Jules dans sa capuche à fourrure hérissée comme un épineux, avec une caisse à ses pieds. Noël livré en avance, des cadeaux empoisonnés, tout juste bons à être bus pour oublier. La buée monte aux yeux argentins d’Hava : non ! Ce soir ici c’est l’hiver qui récemment débute, aussi, mais c’est la fête avant tout.

 

Quand la nuit tombe à Buenos Aires, Hava a pris l’habitude de se situer à plusieurs kilomètres de son lieu de vie. Assez réticente à prendre des bus et des taxis, elle fait aussi exprès de manquer les derniers métros. Ses ivresses de dessin, ou de mélancolie, peuvent ainsi errer dans les rues en rentrant au port d’attache.

Pensées ou sensations, en essaims elles bourdonnent autour du visage d’Hava. Il n’est pas rare alors de voir une jeune femme marcher le long d’une avenue, ralentir et s’accouder à un mur. Comme hier soir encore aux abords du Parque Las Heras, quand un couple devançant Hava s’est trouvé, sans le savoir, être pris pour prétexte à esquisse vagabonde.

Plus d’une demi-heure après, après avoir hâté le retour au pas de charge Hava a rejoint la chambre qu’elle loue au cœur d’un triangle Puerto Madero-San Telmo-Centro[2].

Buenos Aires peut être peu sûre par endroits et Hava sait rester une femme, plus exposée à se faire titiller sous couvert de la nuit. Cela dit l’autre matin, alors qu’elle changeait d’appartement avec tout son attirail, Hava n’a pas franchement eu besoin d’une aura masculine pour effrayer son voleur. Quittant Congreso et marchant sur l’Avenida de Mayo, une fille lui a indiqué que son grand sac à dos et ses vêtements étaient tâchés. Hava n’a compris que vingt minutes après que c’était cette même fille qui lui avait versé dessus un genre de liquide visqueux dessus sans qu’elle s’en aperçoive, afin de lui faire poser ses affaires et l’aider à nettoyer.

Le complice, un garçon d’une vingtaine d’années, a dû avoir alors l’une des plus belles frayeurs de sa semaine. A deux cents mètres en direction de Congreso, il filait à marche rapide hors de portée d’Hava, l’un des sacs de celle-ci sous le bras. Par chance et compassion ou générosité, des passants ont averti Hava de ce qui lui arrivait. Est-ce l’instinct ? Il ne lui a pas fallu beaucoup, pas même un instant pour juger que son immense sac de vingt kilos ne bougerait pas. Le voleur allait franchir un angle et disparaître. Mais peut-être était-il tout à coup parcouru par la crainte de la proie, le sentiment d’avoir une bête à ses trousses. Hava le reverra longtemps, ce regard inquiet du garçon lancé à la dérobade.

A une vitesse fulgurante, la furie d’Hava fondait sur lui et s’il se mit à courir au moment où elle rugissait de colère, ce fût bien tout. Rattrapé par les bonds déchaînés se faufilant dans les hautes herbes de passants, il lâcha sa prise, posa le sac à terre en suintant d’un vale, vale, d’accord, d’accord.

A l’angle, prise par sa vitesse Hava se vautra peu gracieusement mais le précieux petit sac était entre ses mains.

Il n’était pas question de le laisser s’enfuir, ce baluchon de trésors. Hava s’en sent encore parcourue d’adrénaline, de ce moment de poursuite, de chasse, de traque de ses trophées. Un passeport, de l’argent, une carte bancaire, un ordinateur, un téléphone, oui. Mais la seule chose de valeur véritable dans ce sac, étaient -et sont- les poignées de carnets qu’elle a remplis de traits et d’impressions. Il y a là-dedans une constellation de regards plus ou moins brillants, une nébuleuse du temps d’avant et du temps présent. Dans ces pages, elle a croisé des races ; la sienne de maintenant et celles des Hava d’auparavant. Il s’y trouve du vin d’étoile à presser, de la poussière enivrée. Ça non, il n’était pas question d’en faire cadeau à un gamin des rues qui en aurait tôt fait de trier l’utile et l’invendable, entre un brocanteur et une poubelle.

De nos jours, un antiquaire est un vandale, rien d’autre. Ils le sont tous. Leur collectionnite aiguë, même parfois aiguisée, s’est noyée dans les vagues du capitalisme : c’est l’indigestion d’objets, le coma éthylique d’arrivages. Alors ils vendent en gros plutôt qu’au détail. Or les détails, c’est tout ce qui fait la valeur de ses dessins aux yeux d’Hava. Qu’importe si elle seule peut les comprendre. Après tout ce ne sont encore que des ébauches, et débauches d’énergie.

Aux puces de San Telmo quand elle s’y rend, Hava ne voit rien d’approchant à ses croquis. Il y a du Argentina à tour de bras, des Argentins simulant des vies d’artisanat mais surtout dissimulant, et écoulant, et disséminant à coups de dis c’est mignon ça, du produit made in China.

 

Buenos Aires peut être peu sûre par endroits, Hava le sait. Mais l’insécurité n’est pas celle que l’on croit pour l’étranger ou le badaud naïf. Natif ou non, le voyageur est exposé au fléau fait de tours, quand il va d’isthme en isthme sans pour autant aller au bout de rien, et surtout pas de lui-même. Seulement au fond de son petit porte-monnaie, parfois. Et encore le budget est prévu dans ces voyages. Comme tout.

Hava se sent prise d’écœurement quand elle visite ces endroits parce que ce qu’elle cherche justement, ce sont les ricochets que laisse l’imprévu quand il s’éloigne en courant. Le regard de son voleur de l’autre matin, il ferait une belle esquisse.

Quand elle a rallié sa nouvelle chambre après l’incident, le front transpirant, les vêtements trempés, ses nouveaux hôtes se sont montrés soulagés comme une famille, de la savoir saine et sauve : arrivée. Et comme une famille, ils lui ont aussi dit qu’elle avait été bien inconsciente de courir après ce garçon, qui aurait pu être armé, et dangereux. Dangereux ? Un voleur de dessins ?

Il aurait été armé, Hava y serait allée quand même. Ces pages contiennent ce que sa main a su articuler de son passé. Un trait est un pas, un pas est un mouvement. Et puisque le mouvement d’un cœur ne s’éteint pas comme ça, il faut continuer de suivre le chemin sur lequel les lueurs nous mènent. Hava le fait de sa voie d’expression la plus dépouillée : le dessin.

 

Aussi, comme en recherche d’échos, Hava se laisse facilement aspirer par les images qu’elle voit défiler dans les rues de Buenos Aires. Ses yeux se perdent ainsi à l’occasion dans ces graffitis, souvent protestataires. Il y a des mots, il y a des figures. La société d’ici, c’est-à-dire pas celle qui dirige mais celle qui vit crise sur crise, a ce côté juvénile et revendicateur.

Sin revolución, no hay nunca más[3]. Hava ne fait pas l’européenne au-dessus de tout ça quand elle lit ce genre de messages ni face à ces No a la farsa electoral [4]; Duermo los puntos cerrados, por si acaso[5]. Elle se sentirait même prête à rallier la révolte si le train en passait devant elle. Hava a peut-être bien une sensibilité quasi-pathologique à l’injustice. Alors pour sûr que ça lui parle, l’esprit de vindicte.

Mais en tant qu’européenne justement, elle a peut-être aussi cette frilosité politique, une sorte de résignation, d’état blasé. Trop d’histoire, apprise à l’école, trop d’élections suivies avec appétit, trop écœurée de démagogie, d’impuissance et d’inaction. Elle a trop entendu démocratie.

Aux yeux d’Hava, le système est le plus fort. Jusqu’à ce qu’il ne le soit plus. Mais pour l’instant, il l’est. C’est pourquoi elle perçoit un côté naïvement idéaliste à la façon de penser qu’elle trouve sur ces murs, dans les journaux, à la radio. Cette manière d’y aller fortement, toujours, ça lui donne l’impression que le droit-de-l’hommisme exacerbé, pris comme un bouclier, se parodie face à la froideur du monstre qui a mangé les plus grands des monstres froids.

Mais les états d’âme de l’Argentine, Hava les trouve légitimes. Elle se dit simplement que ce sont là les paroles d’une société jeune, très jeune, qui de la décennie infâme à la crise des colonels et aux dettes de maintenant, a toutes les raisons du monde d’être révoltée.

Hava se perd souvent dans ses pensées, le soir. Et ses pas suivent, comme maintenant redescendus par Peron, Mitre, Rivadavia, … La Nuit, toutes les heures déjà écoulées de la journée, l’approche du couvre-feu moral qui veut que l’on aille dormir quand il ne fait plus jour, elles lui font pétiller la perception comme une eau qui frémit. Le soleil ne chauffe plus ses veines, pourtant. Peut-être son sang est-il sensible aux rayons de la Lune comme les marées, par attraction.

Hava se perd souvent dans ses pensées, a la sensation qu’elle se disperse mais elle se persuade quasi-toujours que non. Non car tout élan sert son mouvement.

Dans l’hiver argentin ou ailleurs où que ce soit, un perce-neige est lent, peut-être, mais son nom le prédestine. Ses pensées disparates, Hava les voit pareilles à ces plantes. Elles croissent, traversent des épaisseurs sans savoir ce qu’elles sont, ni où elles vont. Mais après avoir ingénieusement pris racine, un fil invisible les tire vers le haut. Un jour ou l’autre, ni plus froide, ni plus opaque ou oppressante, la surface leur offre l’air et la lumière, et une vue panoramique.

Autour, pour la plante d’Hava ce sera une forêt, encore, mais une autre forêt, un environnement fait d’autre chose.

 

Hava fait confiance aux cycles qui l’animent et la parcourent, comme son chemin qui l’a maintenant conduite sur Mayo. Au loin à droite, le Congrès est éclairé en l’honneur de Jules.

A cent mètres de là, une fresque attire son regard. Arrivée devant, Hava s’adosse à une poubelle mitraillée d’autocollants Fuera FMI [6]. Les passants passent, à peine intrigués de voir une jeune femme seule, qui regarde un mur. Cette immense peinture, Hava la fixe. La finesse de la technique l’impressionne, la lourdeur du propos la déçoit.

Un Macri[7] – pantin est tenu par des fils, qu’un vautour gigantesque agite à sa guise. Comme si les dirigeants étaient encore responsables du sort de leurs populations. Il faut des boucs-émissaires, toujours, alors en voilà un. Il faut un ennemi désigné, alors voilà le maître des marionnettes.

Hava repense à Jules, au soir de neige, à Gary et son dévorant besoin de saisir coûte que coûte la dernière balle, d’aller d’un seul jet de plume jusqu’au fond du problème, et comme le problème n’avait pas de fond […]. Hava aime le dessin pour ça aussi, qu’un seul jet de plume, un seul trait, ne suffise pas. Que même une pluie de traits, mal assemblés, pourra ne donner rien. Et cette fresque qu’elle regarde sur la célèbre avenida, elle lui fait cet effet : le grapheur à l’esprit irrigué par la rage a voulu aller au fond du problème, d’un seul violent jet de plume, d’un seul coup de bombe.

Résultat, dans les yeux d’Hava ça sonne creux. Elle se dit que c’est un garçon qui a peint ce graphe. Hava n’est pas à l’abri de dessiner et de tomber à côté, sous l’effet de la rage. Elle se sait trop bien intolérante à l’injustice, oui. Mais ce besoin de montrer l’orgueil, la fierté, d’en venir à la violence affichée, elle l’a souvent trouvé d’abord chez les hommes.

Chez Jules, c’était différent. L’état était dormant, il avait donné déjà, en d’autres temps. Avant d’être réfléchi, protecteur, aimant  -père- Jules lui avait raconté. Avoir été avec la mère d’Evan, marginaux ensemble, déviant ensemble, dérivant ensemble, échouant mais seuls.

En écoutant Jules, Hava s’était une nouvelle fois rendue compte que chaque vie embrasse une évolution, distincte de celle de tous les milliards d’autres sur la planète. Elle s’est convaincue depuis qu’il en va de même pour l’histoire, l’économie, les grands ensembles et les sociétés qui en sont témoins.

Dans la vie de Jules, elle avait bien identifié quelques événements majeurs, de ceux qui donnent l’impression fausse de pouvoir expliquer une existence, quand en fait ils ne sont qu’une tempête de plus. A ce titre, elle citerait sans hésiter cette fois où le père de Jules a perdu ses nerfs sur son garçon de 9 ans, qui avait eu le tort d’être insolent. Une gifle majeure, une main au cou, pressant les derniers volumes d’air des poumons, le jumeau de Jules criant de voir son frère perdre connaissance, une étreinte relâchée : un événement majeur, oui.

Mais sans tous les avants et tous les après, jusqu’aux plus infimes et insoupçonnés, une évolution ne se raconte pas avec exactitude. L’évolution, ce sont des vagues, et des vagues, et des vagues. Les révolutions, des lames. Tout mouvement a préparé le suivant et il ne s’agit pas d’incanter, provoquer, attiser, parce que la vague, ou la lame, arrivera à l’heure dite, pas une seconde en retard, pas une minute en avance. Combien de fois dans sa vie Hava a-t-elle accueilli la vague comme il se doit ?

Se laisser porter ou emporter, plonger ou être submergé, les alternatives sont peu nombreuses entre l’instant et le regret.

Dans ce graphe jusqu’au-boutiste, sur Mayo[8], Hava voit toute l’anxiété du futur, le besoin de cerner, de contrôler pour ne pas, plus tard, se sentir coupable de n’avoir pas fait. Oui mais voilà, ce faisant, l’artiste ne peut que mal faire. Et avec sa fresque, celui-là ne s’est pas privé…

 

Des récits de Jules sur lui-même, ce qui marquait Hava c’était cette acceptation presque religieuse du passé et de tout nouveau coup dur qui pourrait se présenter. Hava se sent incapable de cette sagesse. Il y a trop d’agitation en elle, berceau pour la culpabilité et l’ingratitude. Sa vie avance, le flux grossit. La culpabilité et le regret mènent à de nouveaux sentiments d’ingratitude vis-à-vis de ce qu’elle n’a pas daigné saisir de la vie. Le courant fait des cercles, des cercles vicieux. Hava remue sans cesse en-dedans, comme dans une casserole. Il faudrait un couvercle, pour que la pression fasse macérer le tout, l’apure. Ou changer de sens à sa façon de remuer, et prendre le risque que le courant contrarié fasse déborder. Hava a choisi de changer d’hémisphère ce qui, en un sens, conduit aussi à inverser la force centrifuge.

Dans sa vie en camtar comme il disait, Jules avait trouvé une formule pour la liberté. Mais la liberté dans la dépendance aux produits, était ensuite devenue un poison, une prison. Dans ce cas, se chercher des semblables -ce que nous faisons tous- ne l’avait aidé en rien, et les lendemains de rave à la techno hypnotisante lui étaient devenus de plus en plus douloureux à chaque énième redite. Ce qui l’y avait maintenu, ce qui les avait rendus acceptables ou plus doux, ç’avait été une femme. Sous emprise comme personne et instable comme un pays en crise, elle dégageait cette attraction nocive, ce pouvoir séducteur et maternaliste invitant -sans autre option- à rester, à absorber, à prendre et reprendre.

Jules en avait repris, des coups auprès de cette femme.

 

A cette violence verbale et physique, il ne savait pas répondre, pas même par l’équivalent. Alors il ne répondait pas et essuyait les pluies, comme un enfant de neuf ans revenant de dessous un nuage orageux, colérique et paternel.

Une réponse par abstention, la fuite, voilà ce que Jules aurait dû faire ? Oui mais comment quitter deux addictions ? La came et l’Amour, l’Amour travesti dans un idéal libertaire. Impossible.

D’autant plus quand cette fille est tombée enceinte d’Evan.

Issue d’une riche famille lyonnaise, elle avait pu compter dessus pour s’écarter neuf mois des camions, du rectiligne des seringues et de la courbure de son chemin. Hava n’ose toujours pas s’imaginer ce qu’avait pu être cette grossesse, à deux, enfermés dans la sédentarité d’un appartement, le manque des substances, les crises conjugales répétées. Cette fille l’avait déjà vécu quelques années avant. Elle était déjà mère, séparée du père et de l’enfant.

 

Hava est rappelée de ses pensées, de ces récits, sur l’avenue de mai, dans la nuit de Buenos Aires. Une clocharde de peut-être dix ans de plus qu’elle, soit une bonne fin de trentaine bien burinée par la rue, s’approche et s’adresse à elle avec chaleur. Hermana [9]! dit-elle en appuyant sur le a final, en le faisant tendre vers Hava par le port de sa voix, de la même manière qu’elle continue de s’approcher les bras grands ouverts. Hava ne comprend pas d’où lui tombe cet oiseau, ni pourquoi il veut lui donner l’accolade.

Elle n’est pas naïve, d’autant que la même avenue lui a déjà été théâtre de désagréments. Hava ne se veut donc pas ouverte et oppose la main à la course de cette femme. Celle-ci change déjà un peu de ton, arguant qu’elle désire juste darte un poco de ternura, de amor [10]. Peut-être, mais non.

Hava décline, fait semblant de ne pas comprendre et irritée comme d’avoir été sortie du sommeil, demande à ce qu’on la laisse tranquille. Fermement. La froideur ne doit pas plaire à cette dame vagabonde, car soudain le soleil d’hiver dans sa bouche s’éclipse.

Des mots plus durs et plus obscurs pleuvent, mais c’est la phrase presque la plus douce qui marque l’oreille et le cœur d’Hava. Par son espagnol pas totalement maîtrisé, elle en comprend no sos una verdadera argentina [11]mais le sens en suffit à la blesser. Tu n’es pas d’ici. Hava ne veut pas en entendre plus, elle parle du plus fort qu’elle peut par-dessus la voix fulminante de la femme des rues.

Basta… Basta… Basta… en faisant de la main des signes invitant à dégager le plancher.

Hava n’est pas d’ici en effet mais elle ne méprise ni la rue, ni ses gens, ni la pauvreté ou la détresse. Elle n’a pas la vue hautaine, ni le désir d’écraser en passant, de piller des photos, des souvenirs et partir. Elle a simplement envie d’être là, sur cette avenue, en paix.

Les cris ont rameuté deux policiers maintenant. Ils s’enquièrent de savoir ce qu’il se passe, la main déjà à la ceinture. Hava ne comprend rien des lamentations de la femme à son endroit, si ce n’est d’être désignée esa blanca [12]par un doigt pointé. Il n’aurait pas semblé à Hava que cette dame dont l’obésité de malbouffe déborde de dessous un haut gris vulgaire et sali, soit moins blanche qu’elle. Simplement d’une peau rendue mate par l’échec impitoyable et insoluble d’une vie sans toit. Mais pourquoi Hava compare-t-elle sa pâleur à celle de cette hystérique ? Elle se sent comme d’avoir à justifier de sa couleur de peau par les simples mots de cette femme, en plus de devoir montrer ses papiers aux agents, qui exigent de les contrôler.

Eux ne demandent pas de justification de l’épiderme mais le télescopage du contrôle réglementaire et du esa blanca de la vagabonde, il lui noue la gorge. Hava a déjà vécu ça au cours de précédents voyages sudaméricains. Mais à ça, personne ne s’y fait même quand, comme là, les agents vous rendent vos papiers sans rien dire avec cependant cette expression du visage. Blasée, stoïque, cette moue dit tu n’es pas d’ici, en effet. Tu es comme tous ces autres…

Esos gringos [13]! éructe la clocharde, éconduite par les policiers qui ont bien compris le déroulé de la scène malgré tout. La grosse dame tourne finalement le dos, s’éloigne en claudiquant, une main sur chacune des têtes de ses marmots. Elle les ramène avec elle, maugréant après ce qu’elle considère être une injustice. Parce que la misère fait voir des injustices partout. Or c’est souvent à raison.

La dame retourne à l’obscurité avec ses enfants. Elle les ramène dans le dénuement mais sous l’abri de son aura de mère, bien plus imposante que la corpulence qu’elle déplace.

Hava s’entend encore traitée de laideron, au loin. Les deux policiers la regardent de haut en bas, puis de bas en haut. Laideron ? Ils ne sont vraisemblablement pas de cet avis. Payés de leur intervention, ils s’en vont à leur tour, saluant à peine et sans un mot, comme si Hava était si étrangère qu’incapable de comprendre un bonsoir, et restez prudente.

 

America latina, ahora o nunca [14], légende d’un autre graphe tout à côté, où d’immenses personnages aux traits amérindiens brandissent un point de géant, allant ensemble au-devant d’une destinée glorieuse, que leur rage obtiendra.

L’artiste doit être le même se dit Hava pour les mêmes commentaires en bien comme en mal. La vision manichéenne avec seulement des natifs, et dans la langue des anciens colons. Peut-être faut-il être étrangère pour avoir le recul sur l’incohérence de ces coups de bombes librement inspirés d’autres années 30. Hava trouverait l’idée séduisante cela dit, l’équivalent d’une Union Européenne en Amérique du Sud. Parce qu’en plus, eux, ils ont la langue de commune. Tout dépend. S’il faut être una verdadera [15]

 

Au croisement de l’Avenida de Mayo et de la Nueve de Julio[16], Hava rejoint l’animation populaire, qui bruit en l’honneur de Jules. Oui, puisqu’elle ne peut plus penser à la date et aux festivités du jour sans songer à ces temps anciens, Hava a décidé de s’amuser. Elle joue désormais à s’imaginer que toute la légèreté et les joies de la rue résonnent bel et bien pour fêter cet homme qu’elle a quitté.

Aux stations de bus titrées 9 de Jules, une mère et ses enfants dansent. Dans leurs vrilles, ils voient Hava s’asseoir un instant, tout près. Elle n’a pas de bus à prendre, elle est là comme un oiseau de nuit qui se pose et observe. Mais les enfants n’en savent rien, qu’elle n’attend pas le prochain colectivo[17]. Pareil à ces sièges à double bascule que l’on trouve dans les jeux des parcs, le banc sur lequel s’assoit Hava doit avoir un système invisible. Car aussitôt assise, un homme se lève à l’autre bout.

Bientôt, le père a rejoint la farandole familiale. Les éclats de rire redoublent, de nouveaux chants s’entonnent. L’une des enfants, intriguée sans doute par l’immobilité d’Hava, vient la voir et l’invite à venir danser elle aussi. Elle décline gentiment, dans un grand sourire, dans un castellano peu spontané. L’enfant se montre surprise de trouver une étrangère cachée sous cette jolie figure. Vale [18]! Surprise mais amusée, et déçue simplement de retourner danser bredouille d’une nouvelle main.

Hava se représente les millions de kilomètres de pensées qu’il faudrait mettre bout à bout pour que cette enfant, comme la clocharde tout à l’heure, puisse réaliser d’où elle vient, les presque trois décennies de sa vie française dans le détail, et le pourquoi d’être ici, et Jules, et l’amour, et Evan.

 

Et la venue d’Evan au monde, tumultueuse mais précieuse comme rien d’autre, dans les récits de Jules. Je ne voudrais pas revivre les mois d’avant. Et je ne voudrais pas replonger. Ça, Jules l’avait souvent dit à Hava. Les neuf mois lui avaient été une telle épreuve. Pas tant par le manque de produit mais par la difficulté à revenir dans l’ordre social, sans sérénité affective à la maison sinon de l’extrême tension.

C’était à cette époque que Jules avait réussi à se faire embaucher à l’EPHAD.

Le soir, épuisé il rentrait la boule au ventre à l’appartement d’avec cette femme, qui allait donner naissance à Evan. Sujette au manque et ainsi plus encore exposée aux travers de sa personnalité, elle faisait un enfer du lieu qui devait leur être un foyer. Pendant quelques semaines, elle avait été hospitalisée en psychiatrie parce qu’insaisissable et violente en public, mais parce qu’enceinte, surtout. Sa puissante famille n’avait toutefois pas toléré de savoir leur fille chez les fous et par quelques manœuvres dont l’argent et l’influence ont le secret, elle était rapidement sortie. Evan vint à la vie des mois plus tard.

Mais cette relation entre cette femme et Jules, qui d’abord était une histoire d’amour sous exta, puis devenue les dérives d’une erreur, n’avait pas encore pris le virage de l’horreur. La misère fait peu de cas des ressources en argent, en biens. Elle peut indifféremment frapper au plus profond de l’esprit. Celui-ci décide des actions, même désaxées.

 

A l’issue d’une semaine où la mère d’Evan gardait son autre fils, Axel, venu du Nord de la France, Jules était rentré du travail en avance. Il était en effet convenu que ce soit lui, et non la mère -privée de permis de conduire- qui raccompagne Axel à la gare, d’où il rentrerait chez lui, là-haut. A son retour Jules avait trouvé Axel étrangement silencieux et presque trop sage en comparaison de sa vitalité habituelle. La valise était prête, Axel prêt à partir également. Seul Evan, six mois, brisait le calme de l’appartement par un concert de pleurs. Jules avait raconté à Hava avoir ramené Axel à la gare, sans supposer ce qui s’était produit.

La Hava de BA se sent oppressée, ce soir, de repenser à tout ça. Le disque de ce 9 juillet en Argentine s’enraye quelque peu : un des enfants danseurs vient de tomber, de s’érafler le genou. Il hurle à la Mort, mais la Mort a autre chose à faire que de déposer un baiser magique sur un faible saignement.

Le bruit des bus et l’odeur des gaz d’échappement pèsent sur les sens d’Hava.

Elle se sent le cœur lourd et le corps sans répondant, en se remémorant le récit de Jules. Il ne lui avait raconté qu’une fois d’ailleurs, solennellement dans la cuisine de son appartement de Villeurbanne, cet événement majeur de sa vie et de la vie d’Evan. 

 

Le temps que le trajet retour d’Axel se fasse vers le Nord, le crâne du petit avait doublé de volume. Jules avait bien remarqué une légère marque rouge sous la nuque de l’enfant montant dans le wagon mais il ne s’en était pas inquiété. Jules, Hava le sait et l’admirait en cela, accepte l’entièreté de son passé.

Sauf ce jour, dont il aura le seul regret qu’il ne digèrera sûrement jamais, où les cheveux longs d’Axel ont trop bien masqué une trace plus vaste, et sur le dos, et sur la tête. Une trace de coups, plusieurs, que par la suite la mère de cet enfant ne confesserait jamais.

Axel avait pu être sauvé de ce grave traumatisme crânien in extremis. Pour l’innocence et l’amour filiale, par contre, les médecins n’avaient rien pu faire.

Hava déteste relire dans ses pensées le souvenir de ces situations anodines qu’elle a bien vécues cette fois, des caprices d’Evan. Dans ces moments-là, le petit garçon de trois ans se tirait les cheveux, rouge de rage, se pinçait, se griffait, se frappait comme si un démon dormait dans ses colères, et refusait de sortir. Pour les spécialistes, d’après Jules il n’y avait pas beaucoup de doutes sur le fait que le bébé qu’il était ait assisté à une scène traumatisante.

 

Les pleurs ont cessé maintenant, tous les enfants ont sauté dans le colectivo avec leurs parents, direction le Sud de Buenos Aires, et Constitución[19] sûrement.

Les bus sont partis. La nuit de la Nueve de Julio [20]est un peu plus calme et apaisée, pour l’instant. Assise seule sur son banc, Hava observe au loin les derniers retardataires marcher hâtivement en direction des scènes lumineuses et sonores, comme des moustiques ayant peut-être trouvé un endroit où combler l’espoir de s’abreuver.

Hava n’est pas différente d’eux, même si en effet elle n’est pas d’ici. Elle s’en va par là-bas aussi, à l’Est vers la lumière, le bruit et les autres. Car ce triptyque est signe qu’il y a de la vie. Il y a également le lieu où loge Hava.

Elle ne reste pas assise et seule longtemps, aussi parce que chaque fois que le mouvement s’arrête, qu’elle a un coup de moins bien, Jules lui manque. Le mot est brut, abrupte même, sans feu, sans mystère, sans littérature. C’est écrit, c’est tout, dans ses ressentis, dans les vagues et lames de l’évolution de ses humeurs.

Ces instants-là Jules reparaît comme une plaie démaquillée, de nouveau exposée. Le remède est de la saupoudrer de nouveau, l’anesthésier par aveuglement : appliquer de la poudre de mouvement. Quand elle était enfant, Hava s’entendait dire par sa mère qu’il ne fallait pas toucher les ailes des papillons car s’ils en perdent la poussière, ils ne volent plus, et meurent.

Hava n’aurait jamais pensé à recourir à la poudre magique du mouvement, une spore permettant de voler au-dessus des mers de mélancolie. La nature a sûrement elle aussi, quelques fois, des envolées littéraires.

 

Existimos porque resistimos [21]. Tagué par un pochoir dans le béton aux pieds d’Hava, alors qu’elle attend de traverser : encore un peintre qui entend résister aux courants.

Pour résister à la mélancolie, Hava se sert parfois de Jules pour combattre Jules. Plutôt que résister, il s’agit alors de céder. Car c’est malheureux mais la soumission règle bien des problèmes.

Se remémorer des moments heureux permet à Hava de trouver une nouvelle impulsion.

Le plus simple alors est de revenir aux débuts car les débuts sont vierges de connaissances, de décisions, d’incompréhensions. Méthodiquement, Hava redessine son passé, fidèlement.

Elle remonte au premier jour dans un potager à Denicé, celui de l’oncle de Jules. Celui-ci était chargé de s’en occuper le temps d’une absence. En contrepartie, il disposait de la maison à sa guise. Entre deux soins d’arrosage, un orage était passé et Hava arrivée là.

Ensemble, avant d’avoir à se parler, à jouer frontalement à se séduire, Jules avait proposé de ramasser les fruits mûrs ou abîmés. Dans les rangées montantes de pieds de tomates, Hava ne voyait pas pourquoi il aurait fallu attendre, pour jouer.

Alors entre deux cueillettes dans les paniers tressés d’osier, elle s’était osée à lancer les tomates détériorées et immangeables sur Jules, lui qui s’était sapé, tiré à quatre épingles. Le jeu s’était poursuivi, chacun cheminant le long d’une allée, des regards pacifiques, moins incisifs, s’échangeant au travers des feuilles, des tuteurs et des fruits encore verts. Tout commençait.

Comme une traînée de poudre sur le trottoir, sur l’Avenida de Mayo qu’Hava remonte, des tracés verdoyants ondulent, se croisent. Il a dû falloir plus d’une bombe et plus de deux bras pour pulvériser ces centaines de mètres aux lignes imparfaites.

Il n’y a aucune légende, aucun mot à aucun endroit pour accompagner l’œuvre mais la couleur se suffit à elle-même. Hava sait ce dont il s’agit. Et la symbolique, sur cet axe reliant le Congrès à la Casa rosada[22], le législatif à l’exécutif, n’est sûrement pas un hasard car il n’y a pas de hasard. Hava est en Argentine depuis quelques mois et elle réalise facilement maintenant en quoi consiste la donc fausse coïncidence, celle qui a fait badigeonner du vert sur l’axe architectural le plus politique de Buenos Aires.

Il y a peu, le Parlement a refusé de faire comme Hava, et suivre le sinueux chemin vert sur l’avenue, en votant contre l’accès généralisé à l’avortement. Des foulards de ce coloris Hava en a vu bien souvent, accrochés aux sacs à main des filles.

Villa la Angostura [23]lui en a offert le tableau le plus marquant, il y a quelques semaines de cela. Dans un kioske en hémicycle cerné par de petits restaurants de bourgade, Hava buvait un verre avant la route dite des 7 lacs. A l’automne comme alors, elle attendait d’y trouver des reflets imparables grâce aux feuillages orangés des Andes. Elle s’en sera trouvé par la suite mais avant même de jouer à lancer des galets sur les eaux lacustres, son œil avait ricoché sur cette scène d’un jeune homme. Un instant abandonné par sa compagne, Hava le découvrait enfoncé dans sa chaise, le regard ancré sur une jeune argentine de bien moins de 30 ans, sûrement. Hava et lui ne la voyaient que de dos. Elle, là, une passante, debout, appuyée tout contre une table inoccupée.

Elle fumait, comme prise par la lassitude. Sa posture à elle seule pouvait dire qu’elle avait vécu, qu’elle vivait en accord avec ses forces et vulnérabilités. Hava ne distinguait presque plus le jeune homme déjà, absorbée elle aussi par l’épaule dénudée d’un manteau gris-délavé, tombant, glissant négligemment, comme un être doué de raison déshabillerait un corps qu’il désire.

Une tige de soutien-gorge était tendue sur cette omoplate, tendue peut-être parce que découverte ; pudeur contrariée. Avec la manche affaissée jusqu’aux hanches, une bretelle de sac suivait. A l’une des lanières, le vert avait quartier, libre d’être caressé par le vent.

Le tissu revendicateur était la seule couleur dans cette image de la femme qu’Hava croquait, faite de pâleur à la peau et de grisaille fatiguée, ensablées dans le plaisir d’une cigarette. Hava s’est peut-être trouvée si marquée par ce dos, cette clope, cette main, ce manteau, parce qu’elle aurait pu apercevoir les contours d’un miroir, quelque part.

Elle ne peut pas mettre un visage sur cette fille, dont peut-être elle ne l’a même pas vu. Le garçon en couple non plus car, quand il a voulu faire part de l’apparition à sa copine, celle-ci a regardé d’un mauvais œil distrait et lui a fermement dit vamos [24]. Cela signifiait plus clairement callate [25] ou réserve-moi tes œillades et tes baisers.

 

Dans la bouche des argentins, elle a pu entendre que le mouvement social, le verde, né autour de cette revendication du droit aux choix, clive, car sont venus se greffer d’autres motifs d’existence politique.

Peut-être a-t-on voulu, ici aussi, trop aller au fond du problème d’un seul jet de plume et battre le fer chaud d’une exigence légitime en forgeant plusieurs dagues au lieu d’une épée. Or une épée a plus de portée que des dagues. Multiplier les perspectives politiques, c’est démultiplier le nombre d’opinions. Et un argentin d’accord avec la proposition initiale a pu rejeter en bloc la deuxième, mais pas la troisième. Et ainsi de suite.

Cette démultiplication des goûts et des couleurs a pu desservir l’idée, se dit Hava, par l’addition de milliers de sympathisants pouvant être contredisants pour le reste. Il y a pu avoir aussi des élus patriarches, conservateurs ou d’autres faisant parler le pan catholique de la société argentine, pan qui s’est vu récompensé d’un pape. La fumée n’est pas verte mais blanche, c’est un fait. Quant au feu…

Hava ne sait pas si les députés ont confisqué l’Argentine sur ce point, en fumant des cigares, ou s’ils représentent en fait les argentins comme ils ont été mis là pour le faire : jusqu’au bout des divergences.

En tout cas, elle, française sur qui la loi veille, a causé avec plusieurs femmes d’ici. Beaucoup d’entre elles lui ont répondu que le vert n’était pas leur préoccupation mais que l’avortement mettait en lumière une opposition : les plus pauvres tombent enceintes, et les plus riches aussi. Là n’est pas l’opposition. Les plus pauvres accouchent, les plus riches prennent le choix d’accoucher ou celui d’aller à l’étranger si elles ne s’en sentent pas. L’argument a dû faire hurler à la démagogie au sein de l’assemblée, au point de nécessiter une interruption. De séance, seulement.

Démagogie, bon sens, la frontière est mince. Mais si ceux qui ont le pouvoir de décider crient à la démagogie, quand il s’agit du droit de choisir de celles qu’ils représentent…

 

Les pas d’Hava sont hypnotisés par les traits verts qui serpentent sur Mayo, mais sa pensée est lucide. Une jungle de pieds se livre à attroupement et piétine la couleur, comme l’obscurité de la nuit. Hava pouvait s’y attendre, le Cafe Tortoni fait salle comble.

Elle ne fera pas la queue ce soir, pour y retourner. Mais elle a aimé le lieu l’autre jour. En effet même si elle, n’est pas d’ici, Hava a apprécié de se trouver au milieu des dorures et excès d’élégance du célèbre café. Pour deux raisons.

La première c’est que, même si l’endroit est connu à Buenos Aires comme la Tour Eiffel à Paris, Hava y a vu beaucoup plus d’argentins que d’occidentaux et d’asiatiques.

La seconde, plus personnelle, tient à la vitesse à laquelle un garçon de 60 ans bien tassés, comme son dos courbé, s’est empressé de lui servir des compliments. Pour ça il a même pris à témoin la tablée de porteños à côté pour leur dire non mais regardez-moi ça ! Une française, une vraie ! Regardez-la ! Mais regardez-la ! Dans sa robe jaune, elle est merveilleuse. Quoi ? Non, ne vous inquiétez pas, je suis marié. Merveilleuse ! Oh et puis même, les adjectifs ne servent à rien. Il n’y a qu’à le dire simplement : c’est-une-femme. Une femme, une vraie ! Vous n’êtes pas d’accord ? Une femme, je vous dis ! 

Hava, à peine gênée, a ri de bon cœur comme l’autre table. Et si elle a tant aimé le Tortoni, c’est pour ce compliment, c’est vrai, et aussi pour l’esprit d’à-propos qu’elle a eu en balançant un chamullero [26]! au serveur. Et en plus elle parle la vraie langue d’ici !  s’est exclamé le type pour mimer ensuite une balle dans la poitrine, à cette expression de lunfardo. Une femme, je vous dis ! Une femme. Le cours de linguistique du serveur de l’autre fois n’avait donc pas été inutile, en plus d’être drôle quand la patronne du jeune homme lui était tombée dessus avec ce mot précis : chamullero ! Tu vas lui demander ce qu’elle veut boire, oui ?!

 

Ce moment au Tortoni n’a pas à chercher loin son écho dans la vie d’Hava. Pour la faire rougir, Jules la surnommait souvent sa femme fatale.

Et pour ce qui est de l’à-propos, une autre fois où elle rougissait sans pouvoir s’arrêter, le tout premier soir, Hava avait visé en plein cœur. Sur le canapé du salon dans la maison de Denicé perdue au milieu des vignes, Jules prenait un malin plaisir à faire rougir Hava plus fort. Elle, se cachant derrière un coussin comme si désarmée par l’instant qu’elle avait dû se trouver un bouclier de fortune. Peut-être la faiblesse était-elle feinte car quand Jules, appuyant encore, avait dit mais tu n’as pas peur, d’être seule ici, au milieu de nulle part avec un inconnu ?  Hava avait eu la plus belle réponse du monde quel inconnu ? Il y a juste toi et moi.

 

Ce soir au Tortoni, juste Hava, elle seulement, les serveurs ne la laisseraient pas entrer. C’est peut-être la fête en l’honneur de Jules pour Hava mais pour les Argentins, c’est le 9 de Julio. Alors il faut remplir les tables, et une Hava, même femme parmi les femmes, n’est qu’une femme, qu’une chaise et qu’une commande.

En somme Hava est punie mais ne s’en offusque pas. De toute façon, elle n’a pas mis son affolante robe jaune.

Dans la nuit de Buenos Aires, la jeune femme passe donc son chemin et continue en suivant l’avenue de mai, mais en juillet, ce 9 symbolique. Les gens semblent s’étonner quand ils la croisent, de frôler une jeune femme, belle, doucement pensive et surtout seule, un soir de fête. Ils doivent se dire que quelque chose cloche. Même un soir comme celui-ci, cette fille refuse les gens. C’est un soir d’unité ! La fraternité, c’est maintenant ou jamais.

Qu’il s’agisse des regards ou des impressions post-conversations, Hava laisse glisser, elle se fout d’être jugée ou incomprise. Elle-même cherche à se comprendre, ardemment, et c’est déjà bien suffisant. Elle leur permet toutes les pensées. Le détachement est le premier des pas à accomplir dans les escaliers de la Providence. Ici à BA, en Argentine, est-ce qu’elle y est pour s’éprouver ? Pour fuir ? Pour s’échouer comme une épave à bientôt oublier ? Oui le regard des autres elle le laisse croire tout ce qu’il veut.

Ce qu’il y a de plus récurrent comme opinion, c’est en effet peut-être bien qu’elle fuit. Mais une fuite qui mène à la solitude, qui ne conduit inévitablement face à personne d’autre que soi-même, ce n’est pas vraiment une fuite. Ou alors, c’est fuir l’inertie, c’est se faire face ici et maintenant, et pour la durée qu’il faudra.

Les gens d’Argentine ou d’ailleurs ne voient pas que cette jeune femme porte en elle des bouts d’âmes qui sont restés à l’intérieur, bien après qu’elle a quitté Jules, et Evan. Hava pense encore si souvent à eux. Par ses croquis, par ses regards détournés comme d’autres le font avec l’encre ou la photographie, elle panse encore fréquemment les plaies qui saignent du passé, qui s’ouvrent d’eux.

C’est ainsi, c’est à dessiner, c’est à exprimer. Ce sont des face-à-face avec des miroirs, avec ces deux demi-rois qui règnent dans l’enceinte de son esprit.

 

Jules aurait aimé ce voyage. Lui l’anciennement libre mais emprisonné, qu’Hava a depuis rendu captif de sa liberté retrouvée, quand elle l’a quitté.

Jules a mis bien du temps à faire comme les autres. Hava, elle, n’a jamais pu. Peut-être n’a-t-elle pas été assez cassée, matée par la vie. La séquence argentine est une épreuve, oui, mais qu’elle a choisie. Et puisqu’elle n’a jamais pu faire comme les autres, elle est ici. Seule, un soir d’union nationale.

Mais elle veut tout de même être spectatrice, sur la Plaza de Mayo[27]. Hava y est maintenant. Comme des vahinés, des filles d’ici dansent frénétiquement. On crie, on rit, on court, on s’ouvre aux autres. La clameur de la foule éclaire la nuit, les projections de lumière assourdissent la Lune et les étoiles. Le grand drapeau bleu et blanc fait flotter la fierté de son petit soleil, à une heure indue.

Quelques groupes se montrent un peu moins exubérants, mais souriants. Enlacée soudainement par un inconnu, une femme de 45-50 ans s’exclame comme c’est pittoresque ! en français. Plusieurs de ces gens-là doivent en effet être des étrangers, et deux garçons semblent croire Hava argentine ou incapable de comprendre la langue de leur hexagone, à la façon qu’ils ont de la pointer du doigt et de dire qu’ils lui feraient bien sa fête nationale, à celle-là.

 

Au bout d’un quart d’heure dans la masse, dans la liesse, Hava s’écœure de ses semblables -et donc d’elle-même- de ces gens qui n’en sont pas. Elle n’aspire alors qu’à fuir, préférant fêter le jour de Jules à sa manière, en pensées, en dessins, en marches nocturnes. Sous la Lune, Hava, plein Sud, va direction son quartier mais simplement pour y bifurquer.

Là où la statue d’une foule tirant un bloc d’inertie est chevauchée par des garçons ivres, Hava prend vers l’Est, vers l’Atlantique. Son énergie imite possiblement une marée montante, attirée par la rive du Rio de la Plata. Les écluses de Puerto Madero l’apaisent. L’eau captive capture elle-même les lumières des étoiles, des quais et des vacarmes d’indépendance argentine. De l’eau à la nuit et son ciel, il y a des nuances de bleus. Coups portés par le crépuscule.

Dans la vie, Hava sait que de l’aube à l’obscurité, l’âme a le temps de se colorer. Elle serait curieuse de savoir combien d’heures de Jour il lui reste.

En vert sur un mur, il est écrit Por las que ya no estan [28]. D’elle-même, Hava corrige las par los. C’est politiquement moins correct car il est de coutume grammaticale qu’un « coup » ait le genre masculin. Mais à Jules et Evan, c’est bien elle, Hava, qui a porté le coup fatal de l’abandon.

A la maternité, elle était prête, et à l’amour bien avant. Elle est partie malgré tout.

Verde que te quiero, verde soufflé par un pochoir sur un bout de planche. Hava ne sait pas s’il faut traduire verte, que je te veux, verte ou vert, que je t’aime, vert. Elle a l’impression que ces mots sont une incantation, une formule magique que la lecture profère à l’endroit de ses yeux.

Vis-à-vis d’elle-même Hava sent de la colère depuis cette histoire. Aussi, il n’est pas bien difficile d’identifier le même sentiment dans ces slogans du Verde. Elle pourrait bien en mettre un à sa ceinture, de foulard vert.

Sur un terrain, tout argentin le dira, c’est élégant le coup du foulard. Le jeu éponyme déjà moins, son coût est la vie, prise très tôt. Ça ou le football, ou la vie, ce sont de toute façon des jeux violents. Et la violence mène à la violence, dit-on, comme si c’était mal. Mais alors même qu’elle souffre du manque qu’elle a provoqué toute seule por los que ya no estan, elle a assez de recul sur sa peine pour se dire qu’il en est ainsi. Que la violence de la tristesse et du manque est là, c’est tout, qu’il n’y a pas à la rejeter. Cette violence est une phase de son évolution. Elle est incontournable aux yeux d’Hava et ça tombe bien, parce qu’elle est nécessaire. Elle sait bien que les femmes et les hommes ne se forgent pas que de joies, de bonheurs, de douceurs. Il y a la face cachée de la Lune et il y a à s’y aventurer, aussi. La violence est un des vaisseaux pouvant y mener comme la mélancolie, le sentiment d’injustice, la révolte, l’excès. Il faut explorer, il faut les exploiter. L’indépendance est à ce prix pour une âme, pour un pays. La bonté aussi.

Hava a trouvé ça servile et sale, et dégradant pour la nature humaine, mais seulement la première fois qu’elle se l’est dit : comment Jules aurait-il pu être si bon, si la vie ne lui avait pas porté tant de coups, s’il n’avait pas essuyé les revers de main du vice des autres ? De toute son existence d’adulte, Hava n’a jamais rencontré d’être aussi bienveillant que Jules. Auprès de lui jamais elle ne s’est sentie jugée, rabaissée, mise au défi d’être autre chose que la femme qu’elle était. Auprès de lui elle était regardée, écoutée, acceptée : aimée. Et Hava l’aimait aussi, Jules, bien qu’elle ne lui ait jamais dit.

Mais dire ces mots à quelqu’un, n’est-ce parfois pas anachronique ? Comme de les dire trop tôt. Comme une révolution qui s’amorce trop vite, impréparée ou qui a trop tardé, qui ne serait plus que du panache, à la française.

Tout dépend du but, de l’effet recherché. L’apaisement, l’épuisement des recours ou des forces, le pardon, part d’ombre, art de la bonté, égoïsme, honte d’une lâcheté passée, vouloir se racheter quand on a tout vendu, … La violence des mots, la violence d’une révolution telle que peut l’être un « je t’aime », a son momentum.

La violence doit prendre un sens, des formes.

Les dessins d’Hava sont habités par des fantômes. Ils animent la main et l’esprit, et le crayon sur la feuille. Mais même informes, invisibles, incompressibles, ces spectres ne peuvent pas être cumulés, encore et encore. Hava en a une armée déjà dans ses pensées. Et chacun de ces regrets a sa petite part de toxicité : Jules est un demi-dieu à la tête de cette armée, non pas par le poison qu’il diffuse ou parce qu’il est l’un des plus récents mais par la pureté de son image, qu’Hava porte en elle.

Affectation, rancune, culpabilisation, rejet, victimisation, désintérêt : Jules n’a recouru à aucun de ces procédés que les humains utilisent quand on les abandonne.

 

Des semaines, des mois après qu’elle l’eut quitté, Hava ne pouvait pas comprendre pourquoi elle ne ressentait pas la liberté que toute destruction lui avait jusqu’à lors conféré. Et surtout, n’ayant pas souffert la rupture ouvertement comme cela avait pu être le cas des précédentes -souffle court, cœur palpitant, crises de larmes suffocantes, sentiment d’oppression et d’arrachement- elle ne soupçonnait pas Jules d’être responsable de son trouble. Telle était, peut-être, le revers de la médaille à cette fin sans heurt, ce changement qui semblait inévitable, inéluctable.

Un jour, regardant une photo d’une balade en forêt avec eux, c’était apparu aux yeux d’Hava. Cette image du marmot marnant après son père dans une pente raide et mousseuse, le panier ancien aussi grand que lui, à la main ; Jules levant le genou à angle droit par-dessus les branchages…

Ce flash avait trouvé un écho dans les cavités d’oubli de son esprit, là où elle avait mécaniquement entassé du temps passé.

 

Les gamins joyeux du Puerto Madero à la main de leurs parents, qui bousculent Hava, ils sont un trait vraiment gros et vraiment bête de la part de la Providence. La Providence dessine mal ce soir. La date, le prénom et la mélancolie suffisaient. La Providence est meilleure à destiner.

Elle a fait bien plus fort par exemple il y a huit jours, un après-midi dans le Bosque de Palermo. Hava est à cheval sur un banc de pierre mais celui-ci refusant de galoper, elle se contente de le prendre pour table et de dessiner dessus. Le parc vit dans le faux de ses colonnades imitées, de ses tracés venus d’Europe ou de ce jardin japonais. Tout importé. Même ses visiteurs, comme Hava, ou cette brésilienne parlant anglais à son amie, d’un accent impossible à confondre.

Hava est aux prises avec le blanc, les ratures brouillonnes de fantômes : une silhouette à insérer dans le décor qu’elle dessine.

La Providence a alors pris possession de la bouche de la brésilienne. Celle-ci, passant au niveau d’Hava, n’a pu qu’articuler l’art subtil de laisser filer.

L’à-propos avait été trop saisissant pour Hava qui avait choisi, d’abord, d’ignorer l’instant. Puis qui n’avait pu que rater ce qu’elle tentait de dessiner, massacrer la feuille et partir marcher à nouveau entre là et la Recoleta. Ça, c’était un coup d’éclat de la Providence, Hava ne s’en fait aucun doute.

Combien de fois chaque jour dans la rue, Hava reçoit de clins d’œil d’argentins pareils à celui de ce genre de destiné, sur le banc de Palermo ?

 

Les promenades alcoolisées de Puerto Madero ce soir en distribuent leur lot, aussi. L’obscurité, combinée à l’effet de foule, protège Hava de certains, et de certains désagréments.

En face, la frégate du Président Sarmiento a sorti ses lumières d’apparat. Le Puente de la Mujer regarde passer les gens, sous sa silhouette de danseuse. Plus loin on distingue les autres mâts illuminés de la corvette Uruguay, qui s’essaie aussi à séduire les badauds sous alcool. Toutes ces lumières ! Des entremets en prévision du feu d’artifices que la foule du soir attend.

 

Le vert n’est évidemment pas en reste. On s’attroupe sur le pont de la femme. Des spots fluos, des seins nus, de la peinture, des banderoles. Ce genre d’initiative était à prévoir un soir comme celui-ci, à cet endroit. Mais les gens autour ne se montrent pas très réceptifs. Hava le voit : ils n’ont pas la tête à ça ce soir, tenant la main de leurs enfants, de leur compagnon ou compagne, bras dessus, bras dessous avec leurs amis. Au fond du problème, d’un seul jet de plume.

Trop gros, trop gras, trop lourd : le peuple n’a que faire de politique dans la nuit de Buenos Aires alors que l’on célèbre le grand commencement de la vie de la nation. Il y a un temps pour chaque chose et cette heure, ce jour, à cette date, ils ne sont pas l’horaire rêvé pour entendre crier Verde ! Verde ! Verde !  L’esprit de la foule n’est pas disposé à accueillir ça ce soir. Hava ressent presque de la pitié pour ces activistes féministes, qui s’égosillent en vain, qui éraillent la voix qu’elles entendent porter. Ce soir, la foule n’est bonne qu’à butiner, qu’à collecter, qu’à cueillir ; à caqueter mais de choses légères seulement. Verde ! Verde ! Verde… La clameur diminue à mesure qu’Hava s’écarte.

 

Oy, chica ! Es el 9 de Julio, quiero verte bailar ! [29] Un danseur de rue invite Hava à tourner sur elle-même mais sans excès de lourdeur. Verde[30], verte[31], l’oreille espagnole d’Hava parle à son cœur français. La première verte est tirée dans le ciel. Au danseur elle dit non. Il n’y a qu’à un prénom qu’elle aurait dit oui pour un tango ce soir : Jules.

Culpabilité, ingratitude envers la vie, regrets : un cercle vicieux dans lequel le sentiment amoureux d’Hava s’amuse à faire des loopings, quand lui revient le parfum de leur relation avortée.

Souvent elle se tempère, en se replaçant à cette époque précise où Jules l’aimait, où elle le quittait. Elle s’accuse d’avoir commis une grave injustice en l’abandonnant lui, et Evan.

Elle, Hava ! Ce sentiment la rend folle de colère vis-à-vis d’elle-même. Mais tout, du pur du souvenir au poison des j’aurais dû est à l’intérieur. Le meilleur antidote d’Hava dans ces cas-là, comme ce soir sur les quais, est d’arraisonner ce navire pirate et dissident, et de dire à son trouble que ce n’était pas le moment pour cette rencontre. Qu’il y a des phases dans la vie. Hava avait alors donné du mieux qu’elle pouvait, elle ne s’était pas retenue, bridée. Elle était juste brisée des choses d’avant.

Elle était partie pour le bien de tous.

Bien que produisant de la tristesse, cette réflexion l’apaise comme souvent. Par un retour d’amertume, Hava ne manque toutefois pas de se dire qu’elle se dédouane, qu’elle fuit ses torts, qu’elle aurait pu mieux faire. Mais la fatigue de la journée et l’usure née du fait de trop ressasser viennent éteindre ces velléités contre elle-même.

 

Dans la nuit de Buenos Aires, sur Puerto Madero, sous les feux d’artifice qui retombent en reflets sur l’eau des docks, Hava célèbre Jules. Elle repense au dernier message qu’elle a reçu de lui, auquel elle répondrait bien une photo de ce feu. Il y disait espérer qu’ils arrivent à se revoir un jour « aller en forêt, ramasser des champignons et boire du vin rouge. Peut-être cet automne ? ». Ici au pays du 9 juillet, c’est l’hiver.

Pour se réchauffer Hava se blottit contre ces mots, ces moments d’avant mais aussi tous ceux qui l’enchantent dans ses mouvements argentins, sur la route, sur la feuille.

Hava repense à cette phrase sortie tout droit du téléphone, de la bouche de son père. Ses parents n’avaient jamais fait la connaissance de Jules. Peut-être Hava protégeait-elle son nouveau trésor, fragile et précaire. Ce qui avait fait dire à son père : mais tu sais pour nous, ta mère et moi, Jules ce n’est qu’un prénom.

Sous les airs persistants du feu qui s’achève, dans des bleues, des jaunes, des rouges, des vertes, Hava voit mal comment Jules pourrait finir, un jour, par lui n’être plus qu’un prénom.

 

 

 

[1] CABA : Ciudad Autónoma de Buenos Aires.

[2] Quartiers de Buenos Aires.

[3] Sans révolution, il n’y a jamais « plus ».

[4] Non à la farce électorale.

[5] Je dors les poings fermés, juste au cas où.

[6] FMI, dehors.

[7] Ex-président de l’Argentine (2015-2019).

[8] Avenue de mai, CABA.

[9] Ma sœur.

[10] Te donner un peu de tendresse, d’amour.

[11] Tu n’es pas une véritable argentine.

[12] Cette blanche.

[13] « Ces étrangers (américains) » méprisant.

[14] Amérique latine, maintenant ou jamais.

[15] Une véritable…

[16] Rues de Buenos Aires.

[17] Bus de ville.

[18] D’accord.

[19] Quartier de Buenos Aires.

[20] Avenue de Buenos Aires.

[21] Nous existons parce que nous résistons.

[22] La maison rose, siège de l’exécutif.

[23] Ville argentine.

[24] Allons-y.

[25] Tais-toi.

[26] Charmeur, poète.

[27] Place de mai.

[28] Pour celles qui ne sont déjà plus.

[29] Eh, toi la fille, c’est le 9 juillet aujourd’hui. Je veux te voir danser !

[30] Vert.

[31] Te voir.

 

Jean-Marie Loison-Mochon

Juillet