[Poison]
Dans la nuit du 17 janvier 2036
« Au gué du mulot, compris ? Entendido ? Al gué du mulot. C’est ici ! Dans 24 heures. Nous dévons leur faire croire qué nous partons loin. Mé non, il faut sé cacher, tout près, muy cerca. Cachez-vous tous les deux par ici y l’on se rétrouve dans 24 heures. Moi jé vais partir dans l’autre sens, pour…
-Tu parles français, Natacha ? Je ne comprends pas ce qui m’arrive depuis tout à l’heure. Et qui est ce type ?
-Jé appris, un peu, cinq ans, mi amor, cinq ans ! Jé ou lé temps ! Tu m’as manqué. Tanto, tanto… Oh, Juan. S’il vous plaît métenant, partez ! Partez vous cacher. Jé vous expliquérai tout. Dans 24 heures ici au gué du mulot, la rivière va grossir, con… Avec l’eau de la montaña, dé la montagne. Et on pourra descendre, descendre. A l’océan ! Être ensemble !
-Ensemble ? Descendre ? Madame ! Qui êtes-vous, enfin ?! interrompt l’autre homme, blanchissant. La lune semble se nourrir de ses cheveux.
-Tu ne le connais pas Natu ? fait Juan.
-Georges ! Est-ce qué vous vous souvénez ? Votre prénom, cette île, votre v…
-Mais bien sûr que je sais comment je m’appelle ! fait-il. Qui êtes-vous, d’abord ? Qu’est-ce qu’elle me veut, cette femme ? Rah !
-Et vous réconnaissez, ici ?
-C’est qu’elle ne va pas me répondre ! Mon île, ma chère île, bien sûr que je la reconnais. Ses forêts, ses volcans, ses cirques, ses falaises de lave, bien sûr ! Mais justement, quel est tout ce cirque que vous nous faites, femme ? Je ne comprends pas, comment suis-je arrivé ici ? Répondez !
-Moi non plus je ne comprends pas, Natu. Se cacher pour quoi ? De qui ? Tu nous as fait courir jusqu’ici et…
-S’il vous plaît ! Jé vous expliquérai mé nous dévons nous séparé, une dernière fois, une fois encore, mon amour. Et après nous sérons libres ! Entendes ? Quelle chance j’ai ! Que suerte… Pouvoir récommencer, toi et moi, vos y yo. Partez !
-Me cacher ? Allons madame ! Je suis sur cette île chez moi ! Elle est mon royaume, mon territoire, ma terre ! J’y suis lié ! Je n’ai pas à m’y cacher. Je n’ai rien à cacher. Seule la mort pourrait m’en séparer, sachez-le !
-Mé justément ! Nous sommes en danger ! »
Le sol tremble. Des coups de feu retentissent à l’Est du gué, là d’où Natacha, Juan et Georges sont venus. Des cris.
« Que se passe-t-il là-bas ? Madame, expliquez-nous enfin ! C’est un enfer de ne pas savoir qui vous êtes, ce que nous faisons là, ce que… »
On hurle au loin maintenant, d’agonie. Dans les fourrés, du mouvement. On implore la pitié. En vain. Les coups de feu ont redoublé, comme un sort que l’on jette, un maléfice de silence.
« Natu, vas-tu enfin nous dire ce que nous fuyons ?
-Lé danger, amour, la mort ! La muerte, Juan, la muerte ! Partez ! Georges, vous né vous rendez pas compte. Vous vous souvénez dé tout ! C’est une chance inouïe, tout a marché à merveille. Les fleurs, la potion, … ! Es maravilloso ! Mé nous dévons fouir lé danger, métenant, tout dé suite ! S’il vous plaît !
-Je ne suis pas sénile, madame. Je vous le prouve : même de nuit, je peux vous dire que le Piton là-haut me veille. Sachez qu’il n’y a de danger que là où la peur nous guette. Hors de question que je vous obéisse : vous me fatiguez, je vous quitte. Des hommes ont besoin de nous là-bas. Adieu ! »
Georges patauge et trébuche sur les reflets que le petit cours d’eau fait à la lune.
« -Non Georges, no ! Ne répartez pas par là !
-Laisse-le, il est libre.
-Non, tu né comprends pas. Tu né peux pas comprendre. Georges ! Georges ! Espera! Attendez! Georges, su mujer… Votre épouse elle… »
Le sol tremble à nouveau. Georges déjà s’est enfoncé dans l’ombre des passiflores et de quelques cris qui ressurgissent, suivis de bruits sourds, comme de petites explosions. On entend Georges, véhément.
« D’où la connais-tu, sa femme ?
-Par pitié… Tu entends, no ? Ils sont là, tout près !
-Je ne pars nulle part tant que tu ne m’auras pas dit. Je m’en fous, de ce danger dont tu parles. Je ne sais même pas ce que c’est. Si ça se trouve, c’est encore toi le plus grand danger.
-Juan… comment peux-tu dire ça ?
-Arrête Natu. Ce Georges semblait se souvenir de tout, à ton grand soulagement : moi aussi je me souviens. Tu vois ce que je veux dire ? Raconte-moi !
–Vale… D’accord, mé partons ».
Natacha et Juan remontent le ruisseau par l’Ouest, en parallèle des coups de feu et explosions, qui hurlent dans la nuit.
« Tu té souviens du Docteur De la Ley’Che ?
-Rami ? Celui qui avait perdu sa femme ? Oui, et ?
-Bon… Il y a 8 mois à Buenos Aires, il est vénu mé trouver. Un projet « importantissimo » para el, pour lui. Il voulait qué jé l’accompagne sur cette île dé France. Moi, dépuis que tu étais parti, jé n’avais plus que mé récherches. Alors jé dit non, tu vois. Être au soleil en France, ça mé rapprochait trop dé toi…
-Ce travail, c’était quoi ?
-Justément… Au débout, il disait avoir bésoin dé moi pour étoudier la convivencia… Cohabitation ? Entre des fleurs, des céréales : créer un rémède contre une maladie très répandue. Jé dit non, ça m’intéressait pas. Mais il est révénu, dos semaines après, il m’a parlé de sa femme, du vrai projet, et… dé toi. Il m’a fait une nouvelle proposition. Celle-là, jé pouvais pas la réfuser. Tu comprends maintenant ? Tu té souviens : alors tu comprends métenant, como tu es là, non ?
-J’ai peur de comprendre, désormais. Dis-moi précisément quel était ce projet. »
Des lueurs éclipsent la nuit sur l’autre rive, tous deux se couchent au niveau du ruisseau. Cela faisait une éternité que leurs corps n’avaient pas été si proches. Les torches s’éloignent, tandis que Natacha expose maintenant ce qu’était le réel projet du Docteur Rami De la Ley’Che.
« Et voilà, tu sais tout. Tu né dis rien. Nada ? Tu es en colère ? Enojado ?
-Ce Georges… ? Pourquoi lui parlais-tu de sa femme ?
-L’une dé mé conditions pour qué jé vienne était qué Rami m’aide à té rétrouver. Mais tu lé sais métenant… Georges… En fait jé l’ai trouvé par hasard. Por casualidad, ves ?
-Par hasard ?
–Por favor, amor, es muy peligroso dé rester ici ! Nous dévons partir !
-Natu. Je ne peux toujours pas croire être là, près de toi. Nous étions un enfer à Buenos Aires, je l’avais quitté. Et tu m’y ramènes. Tu me dois l’histoire. Après je t’obéirai, comme avant.
–Bueno… Quand jé suis arrivée à Saint-Paul, jé rencontré cet homme, l’air un peu fou, mé gentil. Il travaillait au cimétière dé la mer. Comme j’étais étrangère, il voulait mé montrer l’histoire. Après Plateau-Caillou il m’a émméné au cimétière, montré des tombes, même la fausse, d’un pirate. Il m’a demandé pourquoi tu étais parti. J’ai dit : il avait pérdu son désir. Perdido su deseo. Tout dé suite il m’a dit dé venir rencontrer une dame qui était justément là ce matin, à florir une tombe. Jé né pas voulu la déranger. Elle avait un fort parfum dé junquillo ou de narciso. L’homme a insisté, et m’a introduit a ella. Jé n’ai pas tout compris mé elle était mariée à un homme, il aurait pu mé parler du désir. Un homme qui « maniait le désir avec art sur notre île » il a dit l’autre, avant de nous laisser toutes les deux. Elle a ri, dit qué cé monsieur était « un peu fou » et m’a parlé dé son mari : Georges.
-Tu veux dire que… ?
-Oui. Elle m’a parlé dé loui, raconté qu’il était brillant, spirituel, capaz de… Capable d’envolées lyriques (jé pas compris cé qué c’était au débout) qu’il pouvait éblouir lé monde autour dé lui, d’un charme insaisissable. Qué cela aurait été bien qué jé lé rencontre. Puis elle m’a demandé ce qué je faisais sur l’île.
-Je ne peux pas croire tout ça.
-Tout à l’heure à Georges, jé voulais dire que sa femme est encore ici : sur l’île.
-Cet homme est donc Georges ?
-Oui, l’homme qui doit t’aider !
-A quoi ?
-A rétrouver lé désir ! Tu deseo, amor !
-MAIS TU ES FOLLE, COMPLETEMENT FOLLE ! Et tellement égoïste !
-Juan, né crie pas… !
-Notre histoire m’avait brisé d’amertume ! Et tu nous y ramènes ? J’avais renoncé ! A toi, à tout ça ! Pourquoi ?
–Para curarte, amor ! Te soigner, te guérir…
-Ton français n’est pas si bon… Tu as dû confondre avec herir[1].
Juan se lève brutalement. Natacha le presse de se taire. Trop tard. Une petite explosion survient. Juan s’effondre, se tenant la jambe, hurlant de douleur. Sur la robe jaune de Natacha, de petits éclats d’os et de sang descendent, comme une lave encore vivace pour quelques secondes.
« Vous voilà. Tout est fini » dit Rami. Sortant de derrière les arbres, son visage décomposé de douleur apparaît sous la nuit.
-Non ! Por favor ! Laissé-lé en vie ! Il n’a rien fait !
-Il paie pour toi. Tu paieras aussi, garce. Te faire entrer dans ce projet, c’était prendre le risque de faire infuser du poison tôt ou tard, compromettre sa réussite. Mais j’avais trop besoin de toi pour la guérir elle aussi. Pourquoi ne pouvais-tu pas simplement partir avec ton Juan ? Cela fonctionnait ! Regarde-le ! Vivant ! Souffrant autant que moi, que toi ! »
Au sol, le tibia béant de Juan se vide de son sang. Natacha cherche sans espoir à empêcher l’inévitable.
« Por qué ? Por qué ?! Jé suis la seule responsable !
-Pourquoi ? Tu viens de m’enlever ma Rose alors qu’elle était sur le point de guérir ! Tu as saboté tous les lits ! Fait s’enfuir les autres. Et tu me demandes ?
-Parce que… C’était trop immoral.
-Immoral ? Et le mourant dont tu tiens la main, n’espérais-tu pas le faire vivre auprès de toi ?
-C’est différent… Il… Cé n’était pas fini et…
-Allons, allons. Si. Tout est fini. Mes espoirs, les tiens, nos vies. Ne reste que la douleur. Peut-être aurais-je dû te prévenir : à chacun de nos « patients » j’avais installé de quoi les neutraliser « au cas où ». Un explosif à la cheville, déjà…
–No, por favor !
-… et une capsule de poison, veillant le cœur.
–No ! »
Les mains de Juan se déportent du tibia à sa poitrine. Ses yeux sont maintenant aussi blancs que deux étoiles. Natacha reçoit une décharge dans la jambe, la voilà prise.
« La mort est sa seule maîtresse, fait Rami en sortant un long couteau. A ton tour. Sache que cette nuit sera longue ». Le sol tremble à nouveau. Le piton semble saupoudrer la lune de cendres, chrysalide fissurée : la neige quitte son nom.
[Pasión]
Plus tôt
Que fais-je ici ? s’interroge le trentenaire. Voilà dix minutes que je cours après Natu, comme si je n’avais jamais fait que ça. Après Natu et cet homme aux cheveux blancs, qu’elle tire par la main. Ce territoire… Est-ce cette île où elle et moi… Je ne comprends pas. Mon dernier souvenir, ma dernière pensée, nos derniers mots… Je dois rêver. Le désir ? Perdu. L’amour ? Contraint.
« Natu, que faisons-nous ?
–Vamonos de aqui ! Jé té dirai ! Après ! Tenemos que ser espectros en esa noche ! Des spectres ! »
*
Mon île est française, pourtant. Que fait cette hispanique ? Pourquoi suis-je à lui tenir la main, lui courir après ? C’est étrange… Je suis incapable de faire le lien avec des instants récents. Mais j’ai retrouvé mes mots, mon langage, mon passé. Cette île ! Ah… ! Je me sens si dense ! Si puissant de savoir où je suis, qui je suis. Pourquoi ? Si ! Je me souviens ! Je me souviens qu’à la fin, je ne me souvenais plus de rien. Tout m’échappait : ma pensée, mon passé, mes enfants, cette île, ses femmes, tous ces visages… Tout m’est revenu. Fantastique ! Mes mots ! Savoir. Mais qui est cette femme au bout de mon bras ?
« Madame, arrêtons-nous je vous prie. Dites-moi d’abord : qui êtes-vous ?
–Por favor, après ! Il faut fouir d’ici, vite ! »
Sa blouse blanche fait office de torche à leur course, au chemin, au travers de la nuit.
*
Site internet du JIR
Dernière minute – 23 heures 01 : Les récurrents tremblements de terre des derniers mois l’ont réveillé : le Piton des neiges pourrait entrer en éruption d’une heure à l’autre.
Dernier minute – 00 heures 43 : Les plantations scientifiques Pasión étaient en fait un laboratoire d’expérimentations interdites. 26 personnes en fuite, dont le directeur, le Docteur Rami De la Ley’Che et ses équipes.
En bref, avant notre édition de demain : Pasión, centre de plantation de recherche, mais aussi havre de fin de vie pour des patients en phase terminale.
Avant-hier, la rédaction du JIR a reçu un courrier du docteur en botanique Natacha Del Amargo, membre de l’équipe de recherche de Pasión, écrivant être en danger. Ce courrier ne peut être reproduit, au risque de compromettre l’enquête en cours mais nos journalistes confirment la disparition des équipes du centre. Des sources policières assurent avoir découvert des corps mutilés. Le Docteur De la Ley’Che entreprenait de trouver le remède à la mort, qu’il considérait comme une simple maladie. Les patients en phase terminale servaient en fait de donneurs, faisant partie de la macabre équation comme « ingrédients » rapporte le Docteur Natacha Del Amargo dans son courrier. Ces « ingrédients » combinés aux plantes cultivées sous serre, étaient semble-t-il administrés à des macabés spécialement choisis. La défunte femme du directeur serait l’un d’entre eux, et les récentes profanations de sépultures pourraient trouver leur explication dans cette affaire. Plus de détail dans notre édition de demain.
*
« Juan, dépêche-toi ! »
Juan… Jamais elle n’aura su prononcer mon prénom. Alors elle l’a abrégé, tordu, modifié. Un peu comme elle le fait avec tout, au fond. La réalité doit répondre à son attente et…. Comment suis-je… Je me souviens du 27 octobre pourtant. Distinctement. Quelle est la date aujourd’hui ? Que fais-je ici ? Le 27 octobre 2031, n’avais-je pas décidé de mourir ? »
« Natu, quel jour sommes-nous ? »
Le Docteur Del Amargo traverse un ruisseau que la nuit éclaire, semblant n’avoir pas entendu.
« Natacha, réponds-moi ! Quel jour sommes-nous ? »
Natacha semble n’avoir pas voulu entendre. S’appuyant sur un panneau de bois, coupable elle lâche du coin de l’œil :
« Le 17 janvier.
-Quelle année ? »
Pour seule réponse, l’essoufflement du chemin parcouru.
« De quelle année ?! » Le sol tremble à nouveau.
*
Cet endroit m’est familier, songe Georges, exténué mais attentif. Cette femme à la blouse… Sur le panneau sous Natacha, Georges lit pour lui-même :
« Lieu-dit « Gué du mulot ». On raconte qu’il y a 300 ans, un habitant de l’île se dirigeant vers les Hauts échoua avec la cariole contenant ses provisions, dans ce ruisseau. Revenu au village, sollicitant l’aide de compagnons pour le lendemain, il expliqua avoir été attaqué par un groupe d’hommes chargés de plusieurs sacs. Le chef de ces bandits, rapporta-t-il, se faisait appeler La Buse. Ainsi le lendemain, des gens du village (dans le doute, armés de pics et fourches) accompagnèrent l’homme pour l’aider à désembourber l’attelage. Là ils ne trouvèrent aucun bandit, sauf une colonie de rongeurs se faisant un festin de la cargaison. Passé ce jour, le villageois fût surnommé « La Buse » dans tous les environs et ce gué fut baptisé de son nom actuel ».
*
Natacha sait l’urgence qu’il y a à partir au plus vite d’ici. Elle ne cesse de le répéter, espérant que son courrier au JIR aura neutralisé De la Ley’Che. Comme cela se produit souvent dans les moments d’extrême tension, son esprit se prend soudain à dériver. Espérer, esperar. Partir, vite. Espérer, esperar… Oh. De sa vie, Natacha n’a jamais su attendre. Toujours, toujours, aux dépens des circonstances, des autres, d’elle-même parfois, il aura fallu agir.
[Potion]
Après tout ça, nuit du 17 janvier
« Ah, messieurs ! Que la vie nous est belle cette nuit, n’est-ce pas ? Sentez-moi ce parfum ! Ce parfum ne vous dit-il rien ? Sentez, sentez ! Voyez ! L’abondance des orchidées ! Les passiflores, mon dieu ! Même des blés et coquelicots ! Du muguet et… Quel est cet endroit ? »
Au milieu des serres, deux gorilles écoutent Georges divaguer, lui barrant la route.
« Pasión, señor, décroche l’un d’eux.
-Mais c’est n’importe quoi, voyons ! La passion c’est… le désir voyons, c’est… » Georges s’interrompt. L’éclair de conscience lui fait comprendre, que tout recommence comme autrefois. Reprenant comme si de rien : « que la vie est belle, n’est-ce pas ? Cette île… La vie ! On en connaît la fin dès le début, savez-vous ? … Je tournais en rond, il me fallait partir… Que la vie vous soit belle, messieurs ! Aux filles aussi, mais aux garçons surtout ! Primitive et élégante. Ah… » Ce soupir dit autant de silence que de mots. « Cette île… cette île ! Vraiment… il faut que j’y retourne… J’ai soif. Auriez-vous un verre ? … Toutes ces fleurs messieurs ! Vous devez être de fameux artisans ! Par contre, si je puis me permettre, vous êtes aussi gros l’un que l’autre. Cela n’est pas possible, messieurs ! Non ! Il vous faut perdre ! ».
L’un des deux gaillards s’agace, l’autre le retient. « Vraiment ! … Pasión ? Non. La passion, cela appartient aux hommes, aux femmes… J’ai soif… ». Le plus calme des bœufs ramasse négligemment un gobelet, lui tend. « … il est vide ! Ce n’est pas grave. La passion, ce ne sont pas les fleurs, non ! Mais un ensemble, voyez ? … Désolé, je ne sais plus ce que je dis ». Georges en est bien conscient. « Que la vie vous soit belle ! Pleine de femmes ! Partout ! … Des centaines de personnes à poil, oui messieurs, cette île, j’ai vu ici d… Ce n’était plus possible, je devais partir. C’était devenu… Vraiment, votre graisse, messieurs ! Quand nous nous reverrons, dans un an, vous devrez avoir perdu. Je l’ordonne ! Toutes ces fleurs… ». Le gros agacé cause en castillan, l’autre répond. « Non messieurs, là, je ne vous comprends pas ! Cette île… Et les femmes ? Comment vont vos femmes ? Comment faites-vous, si gros ? Avec vos armes ? Oh, vous m’avez tout l’air de pirates, oui… Cette île, c’était plus possible. Je devais partir. Vous savez, la vie est belle. N’est-ce pas ? Pourtant, moi, je suis mort. Eh oui ! Un 2 juillet. C’était… »
Le gros agacé se fend d’un éclat de rire moqueur. « Oh je sais bien… Les femmes… Il y en a eu, beaucoup… Mais elle… Désolé, je ne sais plus ce que je dis. Ah… Vous savez, le trésor, c’est la joie. Mais quand on est gros comme vous… Je ne vous trouve pas très joyeux. Enfin ! … Il vous reste du temps pour… Ah… Ce parfum, ces fleurs. Et puis, le temps qu’il nous reste… A propos de blouse blanche, vous savez, sur cette île là-bas, j’ai connu une femme. Oui ! Elle aussi avait un nom de fleur : Marguerite. Elle… Désolé, je ne sais plus ce que je dis ». Georges le réalise. « … je meurs de soif ! Regardez-moi ces clochettes, blanches ! Ah… ». Raclant le fond des bacs sous les muguets, il récupère ce qu’il peut d’eau dans son gobelet. « Ecoutez ! » il s’arrête, avec allégresse, pointe le petit oiseau juché là-haut sur une poutre métallique. Dans le langage, Georges sent l’amplitude qu’il n’a plus. Se désaltérant, il siffle aussi, puis brutalement à l’adresse de l’oiseau « Salope ! ». Les deux types se troublent, et rient.
« … Ah… Les plantes… Marguerite aussi était docteur. Elle savait tout sur elles, moi je savais tout d’elle… Quel parfum ces fleurs ! Les blés, les coquelicots… ». Georges se souvient un peu, qu’il ne se souvenait plus de rien. Il a bien fait de songer à Marguerite, à tout ce qu’elle savait du vivant. Il se perd en lui-même comme en un reflet. « … Les femmes, messieurs, les femmes ! Comment vont vos femmes ? Enfin… Vous êtes si gros. Surtout vous, là… Désolé je ne sais plus ce que je dis… Ah… Il faut que j’y retourne, sur cette île ».
Le gros agacé n’a cette fois que faire des excuses et saisit son arme comme une crosse. Se dirigeant maintenant vers Georges, l’autre le retient. En vain.
Georges s’effondre, de lui-même. Le sol tremble. Un coup de feu retentit. L’agacé, le dos en sang, s’effondre aussi.
Georges ? Georges ?
Sous la poudre, un parfum se glisse, parvenant jusqu’à Georges. « Mon cœur fissure enfin » se dit-il. Il se dit que tout est bien. Quel est ce parfum ? Il le dirait de narcisse, ou de jonquille. Son cœur le pèse atrocement, mais il le voulait. Georges ? La voix fait écho au parfum. Cette voix ! Elle sent si bon, cette voix, j’aimerais l’étreindre. L’écho du parfum. Georges ? Le parfum de cette voix, entrant dans ses derniers souffles. Ah… Georges ? Ah… Je regretterais presque de l’avoir bue, l’eau du muguet.
[1] Blesser.
Jean-Marie Loison-Mochon
Le reflet de l’ombre